LA PIEL QUE HABITO. ou la fortune posthume de Louise Bourgeois
Pedro Almodovar, 2011, Antonio Banderas, Elena Anaya, Marisa Paredes..
Une jeune femme mystérieuse,Vera, enfermée par le chirurgien qui reconstruit son corps et revitalise sa peau, vit dans une cellule vitrée, vêtue d’un body qui épouse ses formes comme un masque, Une adhérence qui occulte (ou dessine) d’énigmatiques cicatrices.
Sans développer les péripéties du scénario, ce thriller moral vise les transformations que permet la technique médicale sous l’empire des passions ; le « transgenre » est constant dans les films d’Almodovar, depuis La loi du désir.
L’obsession du corps, du vêtement ou du travestissement coïncide avec des courants de l’art contemporain attachés aux questions du genre.
Ainsi, Vera tente constamment de déchirer les vêtements qu’elle ne porte pas, puis d’en assembler les chutes en se référant à des images d’un catalogue des oeuvres de Louise Bourgeois (1911-2010).
Privée de ciseaux ou d’aiguilles, la jeune femme colle les fragments de tissu avec du ruban adhésif -autre bandage- et élabore des poupées en imitant malhabilement des pièces de l’artiste. Tentatives de reconstruction ou autoportraits lamentables, auto-thérapie réactive ?
La présence du catalogue, dans le film, valide l’usage de pratiques plastiques comme l’expression ou la protection contre la névrose, celle de la victime enfermée dans son bocal expérimental.
Three Horizontals, 1998 |
Les oeuvres citées de Louise Bourgeois sont les plus tardives, (fin 1990-2009), loin des sculptures et des installations antérieures. Les cages « Cells » des années 80, en revanche, entretiennent un rapport avec la claustration. Les textiles et les écritures reviennent à la fin de son existence. Sa notoriété confirme l’une des maximes des Guerilla Girls : un avantage d’être artiste femme, c’est d’être célèbre après quatre-vingts ans. De fait, la diffusion en salle du documentaire Louise Bourgeois, L’araignée, la maîtresse et la Mandarine, Ami Wallach et Marion Cajori, 2009, et la rétrospective, Tate Modern et Centre Pompidou, 2008, le confirment. Réduction des moyens, ultime retour sur le milieu de son enfance - la tapisserie- les pièces textiles sont souvent des « reprises ». Nombre de ses pièces et le discours qui les accompagne se focalisent sur un viol mental par le père qui l’a humiliée, doublement. L’oeuvre tente une constante réparation, toujours humoristique, d’un dommage ineffaçable : L’épisode de l’orange (1990) : « elle n’en a pas » ( de pénis) renvoie à La destruction du père. Le titre de cette pièce de 1974 est aussi celui d’un recueil de textes et entretiens (Daniel Lelong ed. 2000) : On peut lire : « J’organise ma sculpture comme on soigne un malade » ou « Ma sculpture me permet de faire à nouveau l’expérience de la peur... (p.234-35)
Louise Bourgeois n’est pas la seule artiste à avoir pratiqué des sutures sur le corps, ou des enveloppes qui le doublent : l’usage du tissu, le « Soft Art » est une forme artistique partagée par plusieurs artistes, soit dans une critique de la mode, soit pour questionner le corps et son image. C’est depuis les années 70 majoritairement une pratique de femmes artistes.
Les têtes et corps couturés en matériaux textiles étaient déjà la marque du travail d’Eva Aeppli, des mannequins que Tinguely mit en action puis de Dorothea Tanning. Mais en remontant plus loin, La poupée, élaborée par Hermine Moss pour Kokoschka en 1918, présentait les mêmes caractères plastiques, au service du fétichisme du peintre.
Lorsque les interventions chirurgicales segmentent le corps et son corset comme des pièces de boucherie ou comme des patrons de couture, c’est un même dess(e)in, ( on pense au tailleur de femmes dans Le silence des agneaux, changer de peau/sexe comme moyen d’accomplissement du désir). Pour le chirurgien, il s’agit d’imposer une loi de transformation à son cobaye. Même dispositif, mais motivation inverse, non pour soi, mais pour s’approprier l’Autre, chez Robert/ Antonio comme LA vengeance du père dont la fille s’est défénestrée après son non-viol. Mais aussi ensuite on le voit pour sa consommation de son oeuvre. Inceste différé. Retour à la possession « ordinaire » des démiurges de la mythologie cinématographique.
L’émasculation du jeune homme est la première intervention du chirurgien. Le reste des mutilations et greffes ne sont que les dommages apparents de la transformation du corps que le vêtement peut doubler : Vincent rêvait d’une robe, cette robe devient le gage de son identité.
Dans les années 2000, deux femmes artistes parmi d’autres ont anticipé les formes d’art que le film d’Almodovar met en scène :
Nicole Tran Ba Vang ( site www.tranbavang.com) depuis la fin des années 90 joue sur les doubles peaux. Le trucage photographique gomme l’interstice entre corps et enveloppe, aussi mince que les body de Vera, ceci dans un rapport à la mode : « Collection Printemps/Été 2001 ». La mode vestimentaire est souvent un contexte dans les films d’Almodovar.
Dans La Piel, au moment où , dans le film, Vera, le cobaye commence à construire des stratégies de défense, une autre pratique apparaît : le Mur d’écritures ( que Louise B n’a pas expérimenté, ses textes sont sur de petits formats) fait référence, entre autres, à une artiste française :
Dans la dernière décennie, précisément pour dénoncer les troubles liés aux attouchements sur des enfants, Isabelle Levenez qui a travaillé en milieu psychiatrique, « le joue » sur le mode de la fiction ; le texte , je ne promets de ne jamais oublier les petits morceaux de mon enfance, vaut pour un manifeste contre l’oubli. (2001, Galerie Anton Weller)
L’écriture à l’échelle du mur, manifestation d’une revendication identitaire devient un système de protection, soit en raison d’une névrose, d’un autisme, ou d’un diagnostic de folie, on peut citer « Quills, la plume et le sang »,Ph Kaufman, 2000, qui évoque de manière sanglante les derniers temps du Marquis de Sade, enfermé à Charenton et mutilé, et qui, dans un dernier geste couvre le mur de sa cellule de textes littéralement « merdiques ». L’art comme thérapie ou l’artiste comme sujet névropathe fait toujours le bonheur des scénaristes.
Le film d’Almodovar a immédiatement fait revisiter l’archéologie du film d’horreur et le chirurgien/sculpteur fou depuis Pygmalion, la créature artificielle ou la greffe de fragments (le critique du Monde a cité Frankenstein) ; Les yeux sans visage de G Franju, serait plus approprié ; le masque de Vera le cite.
C’est sans doute pourquoi la première partie du film, hors de l’explication narrative est sans doute la plus efficace dans la dimension de cinéma fantastique.
Or la technique sur le vivant n’est plus une fiction mais bien une question déontologique, qui est posée ici.
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