jeudi 21 juin 2012

COSMOPOLIS


cosmopolis , David Cronenberg, 2012

Plusieurs références artistiques accompagnent le récit du trajet d’Eric Packer dans sa limousine « proustée » et blindée :  accompagnant  le générique, un Pollock « in progress » envahit la moitié inférieure de l’écran, des images sur l’écran du véhicule montrent La Chapelle de Rothko, avant  le taggage du véhicule ; le générique de fin se déroule sur fond de détails des peintures du même Rothko.


La chapelle de Rothko
Si le réalisateur a choisi cette mise en cadre, et bien qu’aucun des entretiens que j’aie pu lire n’en donne d’explication, la raison dépasse l’anecdote contenue dans les dialogues pour faire de ce choix artistique une métaphore supplémentaire de l’entropie constitutive du récit.

« Sa mort ne serait pas sa fin. La fin du monde, si. » (p.12)

Parfaitement fidèle au roman de Don DeLillo, 2003, le film adapte la traversée de la ville d’est en ouest vu de l’intérieur de la limousine dans une unité de temps et de lieu. Le trajet à travers New York, (même filmé à Toronto) depuis les immeubles de luxe de Midtown jusqu’aux squats  des bords de l’Hudson, expose en quelques heures une double parabole de l’effondrement d’un roi et du système qu’il représente. Le monde réduit aux écrans devient réel à chaque stase de la circulation et chaque arrêt du personnage amène à des ruptures et des failles dans le comportement et la psychologie d’Eric Packer.
Le golden boy, qui incarne la puissance financière se dépouille de ses pouvoirs (perte allégorique de ses vêtements jusqu’à la nudité lors d’une séquence de tournage) quand les cours de la bourse s’effondrent, et que le danger extérieur se précise.
Le sujet Eric, une mécanique totalement organisée et artificielle se démonte au cours des événements politiques (les manifestations anti-capitalistes) et les rencontres successives : Le cortège funéraire de son musicien préféré, un « rappeur soufi » (avec derviches), l’agression par un « artiste entartreur », puis celle d’un ancien employé. Ayant exécuté son garde du corps, autre machine, Eric s’intéresse au chauffeur noir, lors de la coupe de cheveux  par le coiffeur de famille (le motif initial du trajet) puis se livre au vengeur névropathe, victime du système financier. 

Art contemporain

La description de l’appartement, dans le roman, fait état de collections d’art abstrait dont on peut décoder les artistes  qui appartiennent au courant Minimaliste de l’art américain des années 60, incarné par Sol LeWitt, Don Judd, Morris, Stella.
On reconnaît la facture de Robert Ryman : « Les peintures blanches étaient insaisissables pour la plupart des gens, des mottes de couleur mucoïde  appliquées au couteau. » (p.14)
Plus loin, il saute la galeriste dans un appartement (rare écart entre le livre et le film) sous une peinture murale : « une grille minimaliste exécutée sur une période de plusieurs semaines par deux collaborateurs de l’artiste, qui travaillaient avec des instruments de mesure et des crayons à mine de plomb. »  (p.29)
Cette description renvoie aux Wall Drawings de Sol LeWitt, dont les structures formalistes font écho à l’architecture des années soixante, un compromis entre les variations sérielles du module cube et des ziggourats.


Sol LeWitt: Deux Wall drawings, 1968


Immeuble, Midtown, NY, 1963

La critique américaine de cette période a énormément théorisé sur la « littéralité » (sous entendu, il n’y a que d’autre réalité que ce nous voyons, et ce qu’on peut conceptualiser) et le « solipsisme ». (Regards sur l’art américain des  Années  Soixante, ed. Territoires, 1979).
 Le Minimalisme est donc rapporté au Solipsisme :  un concept philosophique selon lequel le moi, avec ses sentiments et sensations constitue la seule réalité existante.
Le personnage Eric dans son habitacle blindé qui reçoit toutes les informations par écran est une parfaite illustration de ce concept. 
La galeriste lui propose d’acquérir un Rothko (à un prix exorbitant). Rothko n’appartient pas au minimalisme mais à une tendance picturale abstraite : les champs chromatiques et la vibration optique des frontières  sollicitent la sensibilité du spectateur.
 Or, Eric veut à tout prix, à la hauteur de sa mégalomanie, acquérir la Chapelle de Rothko, édifiée à Houston par les mécènes  De Menil ; un bâtiment polygonal à usage multiconfessionnel qui contient 15 toiles brun-noir presque monochromes de la période tardive de l’artiste, 1965. 



L’ascétisme de l’espace correspondrait à l’esthétique de l’atrium de l’appartement, et son déplacement (!) un prétexte à agrandir l’immeuble.

Cette séquence démontre l’inflation de la valeur marchande de l’art et des cotes sur le marché, à l’instar des portefeuilles d’action. On remarquera qu’il s’agit  d’oeuvres valorisées cinquante ans après leur création, et qui font image pour le lecteur.

Si donc Cronenberg  choisit d’animer la réalisation d’un Pollock comme fond au générique du film, (contre les choix esthétiques d’Eric selon DeLillo), c’est pour évoquer d’abord une progression  verticale des traces  tels les graphiques des mouvements en bourse. Mais les coulures sont aléatoires, il s’agit alors d’anticiper sur le désordre que le récit  va développer.


One. Number 31, 1950, détail.

 Qu’il s’agisse de l’effondrement du personnage confronté à un monde en déréliction, ou des manifestations sociales, urbaines puis économiques, la notion d’entropie (dans le sens courant qu’elle a pris) sous tend l’ensemble du processus de dégradation.
L’entropie, notion scientifique issue de la thermodynamique (loi de déperdition de l’énergie dans un système), a été reprise par les théoriciens de la communication puis par les sciences humaines.  Edgar Morin  explique que «  Ce principe signifie que tout système est périssable, que son organisation est désorganisable, que son ordre est fragile, relatif, mortel. »  (La Méthode 1, La nature de la nature, Seuil, 1977, p.132)
Ainsi le désordre progressif, antérieurement régulé par un équilibre, affecte autant la matière que la structure sociale ou économique et, dans le récit, l’être humain dans son interaction avec l’extérieur.

Il n’est pas neutre que les agressions subies par le héros passent par des manifestations de type artistique à visée politique : happenings avec rats. Après le taggage, la limousine n’est plus qu’un  support (très réussi) du street art, considéré souvent comme une dégradation du statut de l’art élitiste. Eric lui-même subit le geste « artistique » du lanceur de tarte à la crème, André Pétrescu, (M. Amalric) « l’assassin aux gâteaux » qui opère contre les dirigeants politiques. L’artiste français Pierrick Sorin s’est livré en 1994 à des délirantes batailles de tartes, hommage au cinéma burlesque.
La séquence finale, Eric à moitié défiguré dans l’agrégat de meubles cassés -façon installation- du squat du très crad Benno Levin (Giamatti version Crumb),  clôt la progression dans l’horreur.

Loin d’être anecdotique, cet emploi de l’art contemporain, comme fonction allégorique, accompagne ici l’irrésistible désagrégation du système. Que l’art lui-même soit pensé et utilisé comme un symptôme de dégénérescence, c’est le point de vue de DeLillo. On a annoncé depuis Hegel la mort de l’art, mais qu’on se rassure, les cotes continuent de grimper, y compris pour des oeuvres iconoclastes.

Rothko : Brown,Blue,Brown, 1953. 

mardi 5 juin 2012

LE DESSIN . Invention et fiction au cinéma


Art Spiegelman



L’invasion des « BDeistes » dans les musées et galeries au printemps  2012 (Crumb, Art Spiegelman) -en même temps que Léonard de Vinci- fait retour sur la fonction du dessin dans l’invention du scénario au cinéma.

De l’observation à l’invention ;

Dans la formation des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, le dessin est la base du savoir faire ou composer : des études d’après les maîtres, des ébauches comme dessins préparatoires pour des images, fixes à terme. Dürer écrivait : « ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu ». Historiquement, la  théorie du disegno au XVIè  revendique une pensée par l’image: ce que je montre est ce que je comprends. Voir (perspicere)  c’est inscrire un espace projectif.
Dans les rares biopics qui renvoient aux artistes de cette époque -L’extase et l’agonie (Michel Ange), Cellini, l’or et le sang, Artemisia- la présentation des dessins préparatoires (en général très vraisemblables)  s’accompagnent de commentaires sur les effets de perspective visuelle : Voir au-delà et à travers le plan du tableau.  Dans Artemisia comme chez Greenaway, on  retrouve l’usage de la machine à fils  (déjà dépassée). La peinture classique met  donc en scène et en abyme l’histoire (l’istoria) passée et présente dans la composition, et intègre le spectateur par le point de vue. Ce que le cinéma sait parfaitement illustrer par les cadrages et les angles. La contre-plongée  est ainsi très exploitée dans ces trois productions historiques.

Machineries :
L'aile de Léonard

Autre perspective de dess(e)in, l’anticipation  par l’invention :
Les carnets de Leonard de Vinci (1452-1519) dépassaient les traditions académiques (études d’après les antiques, le modèle, le nu (vivant ou mort) pour fixer sur le papier des projets utopiques et scientifiques qui furent exhumés au XIXe siècle puis extrapolés au XXe.
Les carnets de Léonard -ingénieur-  continuent les dessins et inventions techniques des artisans médiévaux, Villard de Honnecourt, puis Francesco di Giorgio (né en1439, au service du duc d’Urbin vers1500). Son « automobile » fait avancer l’action dans  La chair et le sang : (Verhoeven, 1985) où l’ingénieur cocu se déchaîne littéralement en déployant ses machines.
 L’application des idées de Léonard (pour lequel, sauf erreur en dépit des études, romans et documentaires, aucun film après Emmer (1951) n’a été réalisé) a eu des prolongements. Ainsi le directeur de la prison de Cellini tentait le rêve d’Icare et s’écrase en vol.


Robida '1898 : L'an 2000

 Fin XIX, un dessinateur français, Robida, anticipe de manière humoristique les recherches aéronautiques.  Les créations  artistiques de machines volantes  inspirent  Tatlin, constructiviste russe, son Letatlin, 1930, reprend Léonard ;

Le Letatlin 1930
puis Panamarenko, artiste flamand contemporain emprunte aux deux pour concevoir des engins assez délirants que les voyageurs héroïques sur des coucous improbables (Ces merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines, Annakin, 1965) n’auraient pas désavoués. 

Panamarenko : Meganeudon, 1972
De Méliès à nos jours, la conquête spatiale nourrit le cinéma  Par un gag dans une série US d’anticipation (Star Trek , Voyager), les machines de Léonard font l’objet de la fascination d’une chef d’équipe.

Du dessin au scénario ; storyboard et story telling 

Eisenstein
Dessins préparatoires  appliqués au cinéma, le découpage des séquences et la composition des plans , le storyboard est un outil indispensable à de nombreux réalisateurs,  c’est un métier dans la chaîne de production. Cette pratique de metteur en scène de théâtre fut convertie dès les débuts du cinéma, les réalisateurs dessinant les plans, souvent en fonction de leur formation artistique antérieure. Ainsi, pour n’en citer que deux :  Eisenstein, dessinateur par ailleurs, construit les scènes de ses films, ainsi pour  Ivan le terrible, 1942.










On peut remarquer le cas particulier de Akira Kurosawa qui prépara par dessins et aquarelles Kagemusha, quand le film ne pouvait pas être financé. 


Tous les plans de tous ses autres films sont l’application directe d‘une élaboration graphique préalable.


Kurosawa: Kagemusha

Le dessinateur mis en scène

Le dessin reste une pratique modeste, loin de la théâtralité du geste pictural, et en outre peu compatible avec la couleur et les formats du cinéma. Le dessinateur est un personnage discret, à l’instar de son matériel :  ainsi le dessinateur embarqué dans un train, témoin de la situation du pays : ( Le faisan d’or, Marat Sanrulu, Kirghistan, 2001).
 Le « designer »  un métier novateur devenu ordinaire,  coexiste au cinéma avec le portraitiste académique versus caricaturiste : on a vu les projets design dans les comédies américaines, les portraits robots dans les polars, dont  Qui a tué Harry , leur version surréaliste dans The Big Clock. Les dessinateurs en forme de malheureux héros post-romantiques reviennent dans des comédies récentes, ou des drames sentimentaux (Colin Firth, portraitiste dans Hope Spring, Mark Herman, 2003). Question de feeling  encore, mais sans autre finalité artistique, le graphiste (E. Mc Gregor de Beginners, Mike Mills, 2011) n’a d’autre fonction que sa sensibilité. Ou encore la dépression.
Les  petits carnets intimes (Eternal sunshine of my spotless mind, Gondry 2004), au masculin et au féminin (Ghost World, T. Zwigoff, 2000) ne sont pas sans rapport avec la BD qui fut la référence du pop art.
Outre les documentaires sur les artistes, le cinéma adapte d’innombrables BD  (une affaire de spécialistes, dont je ne suis pas),  en dessins animés ou en « figuration » ; blockbusters américains, (une mention spéciale pour la qualité chromatique de Dick Tracy de W. Beatty) . Les réalisations françaises, de Corto Maltese à Bilal et Tardi, en passant par Persepolis ou Le Chat du Rabbin font recette, sans oublier l’apport des dessinateurs dans les décors , les Alien de Giger...

Collaboration du dessinateur et du cinéaste :

American Splendor : Giamatti/Giamatti/Pekar
Il existe cependant des formes mixtes BD, dessin et filmage, avec des combinaisons qui impliquent les fonctions complémentaires du scénariste, du dessinateur et du réalisateur, en une ou trois personnes, le dessinateur pouvant être aussi acteur ou cinéaste.
Ces quelques exemples mettent en évidence les possibilités  d’invention de temporalités variables  du récit à partir du dessin.


 American splendor, Pulcini et Berman,  2003  :  Ce compromis entre biopic et autofiction illustre la vie et l’oeuvre de Harvey Pekar, un « nerd » dépressif, auteur des scénarios d’une série de comics grinçants des années 80.  Les récits (Pekar gribouille des bonshommes dans les cases) sont illustrés par divers artistes dont Crumb.
L’auteur, le vrai Pekar et son double (Paul Giamatti) s’insèrent dans des vignettes, ou des plans filmés accompagnés des bulles. Un remarquable montage humoristique des  combinatoires de systèmes de cases.




Dans la BD, les planches composent un récit fragmenté, cette fragmentation permet de changer d’acteur au détour d’une case ou d’une porte.

Harvey Pekar

 Ce qui nous ramène au rôle du dessin comme embrayeur de l’histoire.

Jeu de massacre, Alain Jessuah, Fr, 1968, avec les dessins de Guy Pellaert, un auteur de BD « adultes », proche du Pop Art.  Le couple Paul et Jacqueline, scénariste et dessinatrice (J.P Cassel, Claudine Auger) inventent un personnage d’une BD, Michel « Le tueur de Neuchâtel » 




pour leur hôte Bob, quelque peu psychopathe (M. Duchaussoy).

Quelques séquences de croquis en cours (la main coupée toujours) avec insert de la page montrent la complicité de la dessinatrice et du modèle. Une fugue suivra.


Si dans la première partie du film, le récit se calque sur les (ex)actions de M, dans la deuxième partie, le « héros » exécute le scénario qui a anticipé ses dérives.



 Dans le montage, le dessin s’intercale entre les prises de vue réelles.  Ce qui permet de vérifier la coïncidence des images et  d’apprécier l’exploitation par le dessinateur des effets de gros plans  issus du cinéma : distorsion perspective, contre-plongée, cadrages dynamiques, 


comme dans la séquence de « suicide » raté de M : Je vole - à double sens.




La fin anti-moralisatrice est conforme à la critique sociale de la période : JP Cassel affirme sa jouissance dans la maîtrise à contraindre le monde à l’image qu’il projette : son pouvoir de démiurge cynique.


Machineries, machinations :

Machine perspectiviste

 Meurtre dans un jardin anglais (The draughtman’s contract) 1982. Premier long métrage de Peter Greenaway , est construit sur deux séquences de dessins d’architectures d’un manoir anglais. Le film en costumes et perruques d’époque -dix huitième siècle anglais- conduit au meurtre du dessinateur soupçonné d’avoir fixé sur le papier les indices de la disparition du châtelain dont il use de la femme et de la fille.



Tout témoin devient victime, le dessinateur en cela est le premier visé, qui scénarise sa propre fin : le « contrat » est une mise à mort.





Les dessins sont enregistrés en direct par le cinéaste, (main coupée) à travers des machines perspectivistes.  Des dessins parfaitement réalistes comme l’étaient ceux de l’ancien régime.



Tous les films de Greenaway se basent sur sa pratique picturale, mi conceptuelle, mi formaliste,  et des études de cadrage, comme l’illustre un ouvrage (Papers,1990, ed. Dis voir). Pour Le ventre de L’architecte, 1987, 

Le ventre de l'architecte



ou  Drowning by numbers , 1988, les dessins préparatoires, croquis, collages documentent les plans, avec une connaissance historique précise ( des modèles, selon la tradition académique)  et anticipent un scénario, le plus souvent morbide.













Drowning by numbers






 D’où il ressort que l’interprétation de l’oeuvre graphique ou picturale d’un artiste amène, au- delà du soupçon et du drame vers le décodage du complot.  






Ainsi, dans  La Ronde de Nuit, 2008 , Greenaway reconstruit l’histoire cachée et surtout fictive de l’invention du tableau de Rembrandt : Retour sur une autre forme de biopic, version polar, une tendance très contemporaine  de l’histoire de l’art qui se calque sur les méthodes de l’enquête policière.

Meurtre dans un jardin anglais

 Le point de fuite n'est jamais innocent...