mardi 27 mars 2012

L'art contemporain américain dans le CINÉMA de FICTION


Pollock, Ed Harris 99 d'après Pollock 51
La représentation des artistes et de leurs oeuvres dans le cinéma américain de fiction accuse un décalage entre l’actualité des productions dans les galeries et leur visibilité dans les films.
Ainsi, il faut attendre la fin des années 70 pour trouver quelques figures d’artistes, dont le travail datait d’une vingtaine d’années. Citations directes ou parodies.
Parmi les raisons de ce décalage (contrairement à l’absorption immédiate des courants en Europe), la principale tient à l’organisation de la profession et la loi des studios hollywoodiens :
La stricte obédience aux genres, l’industrie dominée par les producteurs auxquels scénaristes et réalisateurs  sont soumis. Les quelques exceptions (que j’ai pu repérer) sont dues à des réalisateurs venus d’Europe. Mais les rares oeuvres visibles se réfèrent encore à des courants artistiques du début du siècle, comme si la politique de soutien aux jeunes artistes américains par le WPA de Roosevelt  en 1933 n’avait eu aucun effet.
On ajoutera que pour le grand public, aux États-Unis comme ailleurs, le cubisme et l’abstraction restaient encore un repoussoir. Pendant plusieurs décennies, le vol de tableaux s’attachera à des valeurs sûres, l’impressionnisme de préférence. Les premiers biopics des années 50/60 aussi. La cote de Warhol ou Rauschenberg n’avait pas atteint les chiffres astronomiques que l’on connaît.

Années 40/50 :
Les rares artistes (ou leurs oeuvres) sont au mieux surréalisants (chapitre antérieur). La figure de l’artiste, négative en général, ne saurait incarner le héros américain - à l’exception de l’architecte (Fountain head /Le rebelle, King Vidor, 1951.
La statufication de la star est un autre paramètre : au sens strict, Marlène (Song of songs, Mamoulian, 1938), Ava Gardner (Pandora, Lewin 51, The Barefoot Comtessa, Mankiewicz, 54) pour la sculpture.
Le portrait de la femme fatale provoque la scénarisation du polar : Laura (Preminger, 1944) ou La femme au portrait (Lang, 44).

Scarlet street

Le couple Edward G. Robinson/Joan Bennett revient chez Fritz Lang en 1945 : Scarlet street, ou la déchéance du malheureux peintre amateur, grugé par son « amie » qui s’empare des toiles sous son nom, pour un succès en galerie, avant meurtre.












 Les toiles montrées dans le film, s’apparentent à l’oeuvre de Morris Hirshfield, un peintre autodidacte réel, d’origine polonaise (1872-1946), qualifié de surréaliste naïf.




D'après Hirshfield, dans la vitrine.

En 1944, Hans Richter, réalise Dreams that money can buy, (Rêves à vendre). Richter, appartenait à la mouvance dadaïste à Zurich et se fit connaître par des films abstraits dans les années 20.

Séquence Man Ray

Le film est un montage  scénarisé de séquences conçues par les artistes surréalistes (ou apparentés) qui vivaient à New York pendant la guerre : Duchamp, Man Ray, Max Ernst, Calder et Fernand Léger. La trame narrative parodie le polar ; le privé (clone de Dana Andrews dans Laura) provoque des rêves à ses clients, entre deux parties de cartes et autres avatars. Le film ne sortit qu’en 1947.  Ce renversement des clichés du film noir (mais tellement chromatisé que le film fantastique est convoqué) est un exemple unique de l’échange entre cinéma  et arts plastiques depuis les années 30. (voir le détail dans l’article infra).

La relation entre l’oeuvre figurative d’ Edward Hopper (1882-1967) et le cinéma a fait l’objet de nombreuses études. Le cadre urbain comme les scènes extérieures se repèrent dans quantité de films, par une même observation de la réalité. Combien de stations-service, de cafés  fréquentés par la middle-class , apparaissent au détour d’un polar ou d’une tragédie. Sans oublier la maison de Norman Bates...
Il y eut un peintre positif, humaniste et généreux dans The magnificent obsession, Douglas Sirk, 1954.  Belles images de paysages romantiques vus de la baie vitrée. Happy ending du mélo.
Hitchcock, donc, fut sensible aux arts, non sans humour et causticité :
 Gentiment naïf, le peintre de Mais qui a tué Harry, Hitchcock, 1956), mais plus apte au portrait robot qu’aux pochades vaguement abstraites, post  Miro revu Cobra, est réduit à exposer près d'une station service, et il se nomme Marlowe !

Harry
Un autre cas, Rear Window (Fenêtre sur cour), 1954, laisse entrevoir une femme sculpteur tragiquement « moderne ». Le design, rare moment humoristique dans  Vertigo, 1958, un métier alimentaire féminin, signe d’un changement des moeurs déjà vu dans Sérénade à trois (Lubitch, 1936) se retrouve dans nombre de comédies, dont Designing Woman, Minnelli, 57).

En 1956, Pollock est déjà mort, mais l’école de New York, années 40/50, ne fait aucune apparition dans la fiction ; il faut attendre la transformation du système de production : des réalisateurs, Hitchcock dès 51, puis les acteurs fondent leur société- à New York souvent.  Le décloisonnement des genres, favorise l’apparition de comédies satiriques où les artistes sont  cités, et les scènes d’atelier importantes, ceci avec deux ou trois décennies de retard.

POP ART
Le courant s’inspire de la réalité de la culture urbaine, d’autre part il pointe l’appropriation par les artistes du médium cinéma. Ainsi le pop art, incarné par Warhol, Lichtenstein et quelques autres, en rupture avec l’expressionnisme et l’abstraction froide, revient à la figuration.
Nouveau renversement donc, chez Warhol, c’est la peinture qui récupère le cinéma et l’actualité  en séries :
Marlon Brando, (The wild one, Benedek, 52), Marilyn (morte en 62), Liz, (Cléopatre, 58) après le déclin. Les Fonda en couverture du Time ; Jackie Kennedy après Dallas en 63. Les accidents, la chaise électrique...
Puis Andy Warhol passe à la réalisation dans le cinéma underground.
Un premier essai : Tarzan et Jane regained... sort of, 63 avec Dennis Hopper. Puis Sleep, film expérimental en durée réelle, et avec la collaboration avec Paul Morrissey :  Heat, Trash, point d’artistes, juste des personnages marginaux.
 À l’inverse, les  super héros de BD , un « 8ème art mineur », glorifiés par la peinture Pop sont cinémato-scénarisés : Superman, Donner,78, Lester 87, Dick Tracy ( Berke et Douglas en 45 et 46, revu en couleurs par Warren Beatty en 90) Spiderman, Raimi, 2002-3-4 ; Batman (Burton 89, et 92)…
Échange d’artistes entre la Grande-Bretagne et les États Unis, des réalisateurs anglais tendance pop migrent, au profit des studios hollywoodiens.

Un certain cinéma indÉpendant,
autour de Scorcese, Coppola et plus indépendant encore avec Woody Allen va rénover l’image de l’artiste, car le milieu New Yorkais  est indissociable de l’apparition des artistes de fictions, dans les années 80. D’autres cinéastes indépendants, genre horreur, comme Corman se chargent des dérives psycho-criminelles des mêmes courants. (Autre chapitre à venir)

Les lofts du lower east side devinrent  non seulement le cadre des tournages, la pépinière pour les jeunes artistes puis les lieux touristiques où se produisaient les rappeurs.
Ainsi, le film  documentaire Downtown 81, d’Edo Bertoglio met en scène l’errance de Jean-Michel Basquiat  dans son propre rôle et avant la célébrité.
Paul Jenkins.

Le peintre apparenté expressionniste Paul Jenkins, né en 1923, 
se prête aux scènes d’atelier dans Un unmarried woman, Paul Masursky, 1978, avec Alan Bates comme doublure et héros principal.

On peut trouver un extrait du film  sur 
« Fr.ulike.net/an_unmarried_woman »  qui montre la technique de coulures que l’artiste continue de pratiquer.
L’expressionnisme abstrait  qui domina l’art américain des années quarante et cinquante fonde le nouveau stéréotype de l’artiste, sinon totalement maudit, du moins porteur de toutes les charges critiques du cinéma de fiction.

Le moyen métrage de Martin Scorcese : A Life lesson dans New York Stories , collectif de 1994, met en scène le paradigme de l’artiste (Nick Nolte), les rapports avec la galerie et  son assistante (Rosanna Arquette) sur fond répétitif de la musique de A whiter shade of pale, un tube de 64 (?). 



C’est le peintre Chuck Connelly qui réalise les oeuvres -et qui, sur son site, se revendique comme le plus grand artiste expressionniste depuis Van Gogh !

Appartement12
Nombre de films d’intérêt très mineur exploitent ce courant : ainsi Appartement 12 , Dan Bootzin, 2005. Mark Ruffalo peintre d’abstraction minimale sans succès
(hors mode) passe des emboîtements de rectangles colorés, façon Albers, à l’expressionnisme d’un « food art » particulièrement trash. 





"Food art", détail !



Il donne au passage une leçon d’histoire de l’art : Le commentaire d’une exposition Ad Reinhardt à la Fondation Sol LeWitt de Los Angeles, situe le minimalisme des années 60, 








avant un vernissage d’une exposition « néo George Grosz » revu gothique. Les jeunes artistes sont crédités au générique.




 Le biopic : Pollock, de Ed Harris,1999, retrace l’existence du peintre le plus célèbre (1912-56) de l’action painting, avec un sérieux corroboré par l’exigence de l’acteur-réalisateur. Et l’on voit, une rare citation, la place de sa femme, l’artiste Lee Krasner, restée longtemps dans l’ombre et négligée par le milieu de l’art.
 
Le biopic consacré, en 2000, à Basquiat (1960-88) : de Julian Schnabel, lui même peintre issu du nouvel expressionnisme allemand des années 70, consacre le jeune prodige.


La complicité du monde de l’art new-yorkais, le cadre des galeries, et l’expérience du réalisateur rendent le film particulièrement efficace. Ils sont tous là, dans un casting dominé par la figure de Warhol incarné par David Bowie.


Après l’expérience de « piss painting », La reconstitution des créations à quatre mains, année 85,

Basquiat/Warhol
comme toutes les scènes d’atelier, ou les interviews de Basquiat  (Jeffrey Wright) deviennent des possibles documentaires.

En ce qui concerne la sculpture des années 50/70, c’est encore Martin Scorcese qui se charge de la critique humoristique dans la comédie After Hours, 1988. Les deux femmes sculpteurs empruntent leurs modèles à George Segal (1924-2000), pape de l’hyperréalisme, connu dans le monde entier pour ses moulages sur le vivant (en principe).




Les figures d’artistes dans des rôles secondaires alimentent aussi les films de Robert Altman : The player, 1992 ; Short Cuts, 1995. ou encore dans The big Lebowski 1998, des frères Coen. Dans ces trois cas, des artistes femmes, sur lesquelles je reviendrai.



Et bien évidemment, les polars ne manquent d’exploiter l’artiste comme un intervenant à la morale élastique, (dans A perfect murder
, A.Davis, 1998,
mauvais remake de Hitchcock,  Viggo Mortensen vrai peintre à la ville réalise ses propres toiles).
Une pratique post pop, coulures et emballages sur photographies: ici comme prétexte au choix ou anticipation du meurtre. 







La liste est longue des films dont les artistes issus de l’expressionnisme et de ses formes plus contemporaines se livrent aux horreurs sanglantes...

After Hours: "Le cri" 

  • Le grand retour des anciens
Dans un monde urbain, dominé par les muraux du Street Art, (voir autre chapitre), et par l'importance de la photographie dans les galeries, l'intelligentsia et les puissances de l'argent font réapparaître, en concurrence avec la nouvelle figuration, la puissance de l'abstraction du peintre Mark Rothko.
Né en 1903 en Russie, immigré aux Etats Unis, a connu toutes les avant-gardes avant de créer une forme d'abstraction sensible, très grands formats en moyenne 2mx3m, dans les années 60. Il se suicida en 1970.




Sa cote a dépassé toutes les limites antérieures quand l'art devient un placement boursier. 

Ainsi une "petite" apparition dans Petites Confidences à ma psy, Ben Younger, 2006 : le jeune artiste -qui deviendra grand- peintre de portraits de marginaux, rencontre une modèle qui possède un petit Rothko, puis l'invite dans les réserves de la galerie sous un grand.



Petites confidences à la patiente de maman.
Rothko, 1962

Le trader de Cosmopolis, Cronenberg, 2012, fait du peintre et de sa Chapelle, l'enjeu de ses transactions. 

Aussi difficile à voler qu'un Pollock...

Affiche du film














Dernier avatar rétro des grands classiques, la peinture de Edward Hopper, 1882-1967, qui hante tous les films noirs et en couleur d'Hitchcock, et de tous les paysages ruraux
de l'Amérique middle class fait un com-back dans une fiction "doublée" des femmes de son oeuvre: 
Chaque séquence reconstruit les tableaux. (voir blog 2014)


E. Hopper, 
Shirley
 un voyage dans l'oeuvre d'Edward Hopper, Gustav Deutsch, 2014,  une forme nouvelle d'analyse par procuration.



Moralité, toujours aller au cinéma, les découvertes continuent.





Dreams that money can buy. Hans RICHTER, 1944.



 Artiste berlinois et peintre expressionniste Hans Richter (1888-1976) au départ se réfugia à Zurich et participa à la mouvance dadaïste. Il se fit connaître par des films abstraits en noir et blanc, dans les années 20. On a pu voir Rythmus, 1921, à l’exposition Dada, à Paris, en 2005. Les techniques d’animation des éléments géométriques abstraits  participant d’un programme fixé par les autres artistes de l’Avant-Garde, Van Doesburg, Mondrian, Lissitsky et Eggeling visaient un projet apte à « redonner aux arts une fonction sociale ».

La suite de son oeuvre principalement cinématographique l’amène à collaborer au mouvement surréaliste. Son  Filmstudie, 1926 est sous-titré « avec le rêve ». Vormittagspuk (Fantômes avant déjeuner), 1927, était interprété entre autres par D Milhaud, Paul Hindemith, autant de créations contemporaines des recherches de Man Ray ou de René Clair/Picabia. (Entracte)**
Plusieurs expositions surréalistes, à New York, à commencer par la Galerie de Peggy Guggenheim, Art of the Century, en 1942 ont regroupé les artistes en exil. En 1944 l’exposition : Abstract and Surrealist Art in the United States regroupa de nombreux artistes, ce qui justifie l’intégration de Fernand Léger, dans le groupe de Man Ray, Duchamp, Ernst et Calder qui participent au film de Richter. 

Dreams that money can buy, Rêves à vendre, réalisé en 44, mais sorti en 47 se présente comme un montage de séquences assez disparates, commentées en voix off, à la première personne. Jean Cocteau aurait participé au texte (?) L’auteur se figure en « privé » (un clone de Dana Andrews, Jack Bittner l’incarne) qui, comme dans tout film noir, boit dans son officine avant de se découvrir une vocation : 
faire apparaître les rêves à la clientèle qu’il reçoit, façon psychanalyste sous l’oeil noir de Man Ray, un plâtre grec (Socrate ?) et une toile de Fernand Léger. 











Se succèdent alors les séquences de styles fort différents, toutes accompagnées d’une musique spécifique.

Séquence Max Ernst


Max Ernst (et son double) illustre le fantasme d'après ses gravures et les rêves érotiques  du gratte-papier ; le travail de la couleur, les décors penchent vers le cinéma fantastique ou d’horreur.

le double de Max














La séquence Fernand Léger, (qui réalisa en 1924 Le Ballet mécanique) reprend la fille à la bicyclette, animation du tableau puis d’un mannequin : « The girl with the prefabricated heart ».

Séquence F Léger.














Rotorelief, Duchamp.


Pseudo Marcel




Suit (logiquement) l’apparition de la femme, citation de Duchamp travesti, 











qui engendre un montage des Rotoreliefs et d’un Nu descendant l’escalier ; des œuvres anciennes recyclées, mais accompagnées d’une musique de John Cage.











Man Ray, le film muet dans un cinéma avec participation du public,
 « Ruth, Roses and Revolvers »  enchaîne sur une superposition d’images de la guerre d’Espagne, sur son portrait (musique de Darius Milhaud), ce qui fait échapper l’ensemble au formalisme. HR cite l’invasion de la Hollande en 40. Le propos politique reste mince.





Calder
Calder : une gamine provoque une animation des mobiles, puis des extraits du Cirque (1927) manipulé par un grand-père aveugle.

Le cirque











La très (très) longue séquence finale de Richter parodie les polars - le héros tenté de tuer la blonde fatale-  non sans glisser quelques plans qui renvoient au constructivisme.



Les formes abstraites à l’origine se métamorphosent en sujets figuratifs, ainsi les jetons, et finalement la méthode onirique de l’enchaînement des idées peut expliquer la mutation des oeuvres de Richter entre 1920 et 44.  Au-delà du cours d’histoire de l’art, un certain charme de la narration et les procédés d’animation compensent l’aspect artificiel du système.



Et la parodie d’un film noir en couleur participe du jeu de pistes.  À voir...



Générique de fin

** Films regroupés dans un DVD, Dada Cinéma, Centre Pompidou, 2005