samedi 12 décembre 2015

MAESTA , A.Guérif, peinture/ performance

La crucifiction.
Maestà, La Passion du Christ .








Le film d’Andy Guérif , Maestà, la Passion du Christ, met en action le récit de la passion tel qu’il se déroule sur le tableau d’autel de Duccio. Plus qu’une animation efficace et un peu drolatique, le film fait référence à des traditions et usages de l’image dans une période de la peinture dite « des primitifs italiens ». Lire Daniel Arasse. Cette manière inédite d’opérer une analyse d’oeuvre en donne toute sa saveur, et explique la «modernité » picturale paradoxale de Duccio qui a frappé tous les peintres du vingtième siècle.


  La Maestà
Le polyptyque réalisé en 1308 par le peintre siennois, Duccio di Buonisegna (1255-1318) fut commandé par la cité de Sienne, pour orner l’autel de la cathédrale, et fournir aux fidèles une image monumentale de la Vierge en Majesté (Maestà) protectrice de la ville. Cet hommage à la Vierge, mère du Christ, intervient au moment où les cités italiennes sont autant de républiques concurrentes sur le plan du commerce, les Papes siégeant alors pendant quelques décennies en Avignon. 
Quelques années plus tard, Simone Martini reprendra l’iconographie de la Maestà, en fresque, sur le mur du Palazzo Publico, témoignage de l’importance du sujet pour la cité où Lorenzetti réalisa la première grande fresque "civile" avec paysage.

La Maestà, recto : Vierge en majesté entourée des Saints.





L’installation du retable de plus de quatre mètres sur trois, dans la nef fut l’objet de fêtes et d’une procession solennelle (on imagine le poids !) suivie par la foule en liesse.

Le panneau sur bois, à double face, qui furent séparées pour une présentation muséale à l’Opera du Dôme, et dont certains compartiments avaient été dispersés antérieurement dans différents musées, présente au recto une représentation de la Vierge entourée d’anges et de saints. 

La structure du retable comporte cette figuration centrale, dont la prédelle ( base compartimentée) présente les épisodes de la vie de Marie, 
Le couronnement du retable constitué d’une série gables de style gothique, (comparables à ceux de la façade de l’église construite entre 1250 et 1310) enchâssant  des figures de saints au dessus d’une série de six panneaux représentant les séquences de la mort et l’inhumation de la Vierge.








Au verso du panneau, une structure identique: une prédelle, les épisodes de la vie du Christ, prédication et miracles, et un couronnement de gables présentant au dessus les épisodes qui succèdent à la Résurrection. Le panneau central découpe en 26 panneaux les moments de la Passion, tels que les ont décrits les évangélistes.





Un style :

Duccio, siennois, est contemporain de Giotto qui travaillait autour de Florence et dont le cycle de la chapelle de l’Arena de Padoue (1305) inaugure d’une part le récit biblique par des panneaux cadrés, de grand format, d’autre part, la peinture à fresque à fond bleu, enfin une figuration réaliste des personnages qui a anticipé sur les recherches des peintres humanistes de la Renaissance.
À Sienne, l’influence byzantine demeure, et les artistes comme Guido, fin XIIè exploitent le compartimentage et les fonds or des icônes. Planéité, frontalité et chromatisme intense des vêtements des personnages qui peuplent la peinture de Duccio. 

De bas en haut, de gauche à droite, en deux registres doublés.

Une narration:

Cet ensemble de cases s’inscrit donc dans un rectangle régulier, compatible avec le format écran et présentant quelques aspects de la bande dessinée. 
Les images de dévotion de moyen-âge et de la renaissance illustraient les textes bibliques pour le fidèle analphabète. À cette période, la succession des scènes se soumet encore à un sens de lecture, de gauche à droite et de bas en haut, souvenir d’une écriture dite «boustrophédon », mais aussi symbolique, du niveau du terrestre au niveau céleste.


Duccio : version muette.



Comme le spectateur du retable, face à la peinture, dont l'oeil vise directement le centre, 
le cinéaste ouvre son récit sur la scène centrale de la crucifixion, en présentant son système d’intervention des protagonistes: apparition et clouage des larrons (cris et hurlements), détails techniques pour planter les croix, signalisation du "lieu du crâne", le Golgotha;  puis entrée du Christ qui sera crucifié et dont la croix hissée, avec des méthodes très artisanales, sera, pour signifier la mort, couronnée d’une brochette d’angelots descendus du ciel. Arrêt sur l’image correspondant à la peinture de Duccio, avant un zoom arrière replaçant la scène dans l’ensemble du polyptyque.







 Duccio: Partie droite: les architectures .




Ainsi le réalisateur  met-il en scène la succession des étapes du récit, tout en ménageant des passages d’une scène à l’autre, une manière de «split screen » contemporain.
Chaque séquence voit l’apparition des personnages, leur positionnement et leur sortie hors cadre. 
Au passage, le spectateur est frustré de la miniaturisation des acteurs, qui devient des santons à la proportion de la peinture. Or la préparation de chaque scène (lire les interviews) s’est littéralement construite en atelier, séquence par séquence sur 7 ans avec des amis-acteurs.


Duccio : L'entrée à Jerusalem.


Une théatralisation:









Les traditions religieuses du moyen âge offraient au public des mises en scènes de tableaux vivants,  les «mystères » sur des tréteaux et dans des décors construits, les acteurs et figurants (fausses barbes et auréoles de travers) jouaient les scènes de la Passion avec des accessoires et des dispositifs animés. Les couronnes et les anges descendaient ou remontaient, comme au théâtre. Ce type de figuration populaire se retrouve dans l’oeuvre d’Andy Guérif:  Le Christ s’élève ainsi du tombeau, ce que Duccio ne montre pas.
Les paysages rocheux, des toiles tendues sur des armatures sont un standard comme chez Giotto, toujours identiques. Les lois de la perspective n’ayant pas été mises au point avant la fin du XVè, les bâtiments ouverts, les objets et trônes sont vus en « cavalière », un côté en biais , dans une boîte d’espace. L’art est toujours une performance, au deux sens du terme.





Le dispositif de tournage.
Une photo de tournage montre la construction du décor de l’Entrée à Jérusalem: praticables en bois, peinture des fonds; l’âne est en carton, c’est le point de vue de la caméra qui recompose une scène préalablement pensée comme une "anamorphose". 
Décontraction analytique des plans puis recomposition.
Le travail technique à l’oeuvre ici, comme dans la fabrication artisanale des peintures (quand la peinture n’était qu’un art mécanique) nous est signalé par les deux ouvriers qui s’occupent longuement à construire le tombeau. Façon aussi de meubler le haut de l’écran et d’anticiper la fin. 
Duccio : La Cène.




Chaque scène comporte un décor qui indique ce que Pierre Francastel nommait un « lieu». Ainsi dans la série de scènes du jugement , les maisons et palais distinguent les sites de Anne, Caïphe, Hérode, Pilate, en respectant les textes de Marc, Luc, et Jean. 







Caïphe n'est pas encore arrivé, à gauche Pierre attend de renier.


Les acteurs s’activent à placer les accessoires, on met la table de la Cène avant de s’installer. 









Déposition : la pose conforme à la peinture.




Deux exemples assez cocasses: La Déposition de Croix (qui a déjà eu lieu dans la scène centrale) impose que le metteur en scène remonte l’échelle et le Christ avant la pose.




Duccio : Les Limbes



La scène de la « Descente aux Limbes » , laquelle n’est pas citée dans les évangiles, mais dans une épitre de Saint Pierre, amène un préambule pour être comprise: un Satan grimaçant sort de la grotte avant d’être écrasé par la chute des portes de l’enfer, piétinées par un Christ triomphant qui extrait Adam et les pécheurs de ce purgatoire,  tel qu’il est figuré dans les icônes et plus tardivement dans la peinture, Bonaiuto, par exemple.







Le X et Satan A. Bonaiuto, Florence
Les Limbes, Icône Russe XIIè.




















La scène située après  la Résurrection, anticipe le Jugement Dernier.   



Des scènes prosaïques et populaires sont renforcées par les brouhaha et bavardages des protagonistes. Chez Pilate on discute reconstruction de la maison, 
La séquence des « Pèlerins d’Emmaüs » se termine par, « venez donc avec nous, , il y a une bonne auberge »…assez peu conforme au texte de l'apparition.
Pour la suite de l’istoria, il faut consulter un ouvrage plus sérieux.

Au montage,  l’animation simultanée de l’ensemble des « cases » clôt le film. 



Lointain souvenir d'un cinéma du début, entre Méliès et le burlesque de saynètes de Pierrick Sorin, l'auteur évoque Tati, ce qui n'est pas flagrant- l'exécution d'une Valse sentimentale de Schubert s'entend avec une autre oreille au générique de fin-  cette réalisation de plasticien, au long cours, didacticien souriant, apporte des ouvertures nouvelles au film sur l’art, en concentrant l’action et le regard sur l’objet même de la représentation picturale, sans les fictions collatérales déjà élaborées dans « Brueghel » par exemple, et loin des « Palettes ». 
Retournons vite à Sienne, plutôt que sur la Via Dolorosa, dernier voyage...

jeudi 1 janvier 2015

"SHIRLEY" chez Ed. HOPPER

Voyage dans la peinture  d'Edward Hopper,  ou encore "Visions de la réalité".


Affiche.



Ce film, fort confidentiel, réalisé par Gustav Deutsch est consacré à une fiction animant les oeuvres, les plus connues d'Edward Hopper, sous forme d'entrées multiples; il peut paraître austère ou artificiel, il est surtout didactique.

Le peintre américain E. Hopper, né en 1882, commence comme dessinateur de publicité, puis graveur avant d'être consacré dans les années 30 par les expositions de ses toiles. Fin connaisseur de la culture européenne, il séjourna à Paris avant de se fixer à New-York, qu'il ne quitta que rarement. Une vie fort discrète avec une épouse, peintre aussi. Il meurt en 1967.

Dans le film de G Deutsch, Shirley, actrice et narratrice en voix off, s'incarne dans le personnage féminin qui figure de manière centrale dans la plupart des toiles les plus célèbres du peintre, dans l'ordre chronologique et associées au lieu de réalisation, entre 1932 et 1965.



Chacune des dates, rapportées à un mystérieux 28 août est accompagnée d'un résumé des faits politiquement marquants: la crise économique, la crise de Cuba, la chasse aux sorcières, et la délation d'Elia Kazan, le discours de Martin Luther King "I have a dream"... Le film marque ainsi un engagement théoriquement plus radical que la peinture critique d'une société de la middle class proposée par Hopper.



Les références musicales : John Cage, Luigi Nono ( oeuvre pour le Vietnam) et le lien avec le Living Theatre - au passage, Artaud est cité-, s'ancrent dans une actualité artistique novatrice de l'époque.

SCÉNARIO

Hopper: Hotel Room, 1931
Pour établir le lien entre chaque séquence, Shirley, la jeune actrice quitte Paris :

Chambre d'hôtel, 1931, où elle jouait dans le Living Theatre. Son coté "straight" qu'elle ne quittera jamais, semble assez incompatible avec l'esprit d la troupe de Julian Beck  (créée en fait en 47). Son rôle est assez "anti-performanciel", un effet non naturaliste du système filmique.
Elle prend un train "Chair Car", 1965, seul anachronisme, qui a fonction d'introduction à un flash back, dans lequel elle lit un recueil  d'Emily Dickinson, poétesse d'une mélancolie tragique. Ce train revient à la dernière séquence lorsqu'elle repartira pour Paris. 


Elle s'installe à New-York avec une mari journaliste : "Chambre à New-York", 1932, souffrant d'un ennui certain; lequel mari deviendra scénariste à Hollywood puis photographe, enfin aveugle. 
Comparer avec l'image de l'affiche pour le mimétisme.

Hopper : Room in New-York,  1932

Hopper: New-York Movie, 1939.
La crise économique la reconvertit en ouvreuse de cinéma ("Cinéma à New-York",1939). 
Ici, le film, en noir et blanc à peine visible dans l'angle de la toile, s'anime par l'insert d'une séquence de "Dead End" , Rue sans issue, William Wyler, 1937, autre indice d'une lutte de classes. 

Hopper: Office at Night, 1940
Puis en employée de bureau : "Office at Night", 1940.

Version filmique.




Le soin de la reconstitution de l'espace,  et du style de la femme  révèlent ici les modifications de la couleur dominante de l'image numérique.





Hopper: Hotel Lobby, 1943








Employée dans un hôtel, " Hotel Lobby", 1943, elle exaspère les commentaires de la bourgeoise Madame A. dont le mari lorgne les effets de jambes et d'escarpins de Shirley. À revoir les toiles du catalogue, on repère en effet l'insistance de Hopper sur les jambes et les souliers à talons, très Marylin, un érotisme latent chez un peintre assez "puritain".  Comme le film.






Sunlight on brownstones, 1948



S'ensuivent des séquences de chambres et maisons à Cape Cod, où Hopper passait ses vacances.
" Matin à Cape Cod", 1948,





" Morning Sun", 1952, 









Western motel, 1957




" Motel à l'ouest", 1957, escarpins, voiture et montagnes fessues.















L'activation du personnage suit généralement la mise en place du tableau d'origine...










"Excursion into philosophy", 1959  le mari lit Platon à sa femme feignant de dormir. Le commentaire de Hopper authentifie le scénario.


La séquence  cette fois anticipe sur l'apparition
de l'image du tableau.



Excursion into philosophy, 1959



"Woman in the sun", 1961: nu à la cigarette dans un rayon de soleil.

Woman in the sun, 1961
Puis  "Sun in an empty room", 1963: chambre et totalement abstraite par le découpage des plans dans le soleil; indice circonstanciel de la disparition du mari, mais icône pour les peintres américains abstraits qui se sont référés à Hopper. Il en existe plusieurs versions.


Sun in an empty room, 1963

Intermission, 1963

"Intermission" (Entracte), 1963 : dans un cinéma désert, le cinéaste insère la voix off d'Alida Valli dans "Une aussi longue absence" Henri Colpi, 1960, musique, "trois petites notes de musique" chantée par Cora Vaucaire. Nouvelles références au cinéma.








Chair car, 1965.



Retour au train "Chair Car"  65,  (une image qui me fait penser à Hitchcock, L'inconnu du Nord Express).


THE END








Une esthétique de la lumière

Toute l'oeuvre d'Edward Hopper se construit par la lumière : éclairement par un soleil, venant presque toujours de la droite, déterminant une hiérarchie des plans de projection géométrique; des fenêtres éclairées de l'intérieur en contrejour, des intérieurs aux lampes directionnelles. Les personnages sont en conséquence plus volumétriques et quelquefois charnels.
L'exclusion des figures dans les dernières oeuvres font alors basculer l'espace dans une pure abstraction.
La symbolique de la projection est révélée par la lecture du Mythe de La Caverne de Platon, que lit à Shirley, le mari dans une chambre lumineuse. Revendiquée par Hopper lui-même dans le titre et le commentaire, le cinéaste le redouble pour cautionner le système de l'image de synthèse.
Jerzy Palasz : Morning sun, d'après Hopper

Chacune des peintures est transposée en numérique, pour un décor et un mobilier plus constructiviste que chez Ikéa, mais en couleurs curieusement plus chaudes que l'original. Aucun effet de matière; cette froideur se réfère à nombre de photographes contemporains  qui ont repris les toiles: le médium détermine la forme. Ce traitement a le mérite de démontrer les modalités perspectives de l'espace des toiles. À REVOIR.
Rien n'est dit de la vie du peintre, un anti-biopic, en revanche l'influence de Hopper sur le cinéma américain, et inversement aussi, la place du cinéma dans l'inspiration du peintre nous est démontrée. On voit des Hopper partout, dans les bars, à New-York, dans les campagnes ponctuées de pompes à essence, dans la 'starisation'  des femmes fatales. Autant de clichés ou d'icônes pour l'amateur de film noir, en couleurs. Même pour ceux du supposé neveu, l'autre Hopper, Dennis. 
Un peu ennuyeux pour certains, éclairant pour d'autres. 
Dans un passé déjà lointain nous avions fait faire cet exercice aux étudiants: mettre en animation une toile, avec des résultats plus drolatiques.