jeudi 4 décembre 2014

Mister TURNER et le cinéma anglais



"The fighting Temeraire tugged to her last berth to be broken up", 1839 

Le Biopic consacré à Turner sort peu après National Gallery (F Wiseman) et en même temps que l'exposition Late Turner, à la Tate Gallery de Londres. Au printemps 2014, se tenait une exposition au National maritime Museum : Turner et la mer. Deux manifestations coïncidant avec le contenu du film, propices au succès public; des raisons économiques ont toujours présidé aux réalisations du cinéma, dans le contexte de la ruée dans les musées.
L'auteur, Mike Leigh, une vétéran du cinéma social, depuis Bleak Moments, 71, en passant par Naked, 93, Véra Drake, 2005, réalisa autant de portraits des paumés et des exclus de la lower middle class britannique, le dernier, Another Year, 2012, pour retraités dépressifs. Hormis dans Topsy Turvy, une comédie historique, réussie,  consacrée au sauvetage d'un théâtre londonien en 1880, le domaine de l'art n'avait pas été abordé par Mike Leigh, encore s'agissait-il d'opérettes.
William Turner (1775-1851): Ici, la vie d'un peintre vieillissant, largement reconnu par l'Académie, ce qui rompt avec le standard des biopics sur les artistes maudits, et morts jeunes. Incarné par un acteur "sur mesure" et prodigieux, Timothy Spall;


incontournable dans des seconds rôles de méchant crapoteux, en costume d'époque, il était présent dans Topsy Turvy, avant les Harry Potter ou le boucher-barbier de Tim Burton. Sa composition du Docteur Polidori , amateur de sangsues, de spiritisme et autres mortifications dans Gothic, de Ken Russell, en 86, consacré à la nuit fantastique qui inspira Mary Shelley pour son Frankenstein, annonçait le régime funeste des rôles adaptés à son physique "de gargouille". (autoqualification de Turner).

Ce personnage grognon -c'est peu dire- déjà âgé, asocial, correspond sans doute à la psychologie du peintre, car on l'a déjà démontré, pour inventer une figure d'artiste, outre le nom et l'oeuvre connus, il faut choisir un ensemble de comportements en rupture avec la norme.
Attaché au contexte social, le film de Leigh s'intéresse plus aux relations conflictuelles du peintre, fils de barbier (qui rase ironiquement la tête de porc et celle du fils) avec son entourage et le milieu académique, à la gentry qui l'admire et l'achète, qu'à la fabrication concrète de l'oeuvre (peut-on vraiment dessiner sur un carnet mou?) . Quel outil numérique sophistiqué ou quel artiste de génie de doublage peut rendre la facture, la fluidité des toiles tels que le visiteur de musée peut l'apprécier?, comme souvent, dans les scènes d'atelier, le geste pictural brouillon et violent de l'acteur s'applique à un support prépeint. (On va aller à Londres pour la vraie sensation, on manque de Turner ici. Voir les carnets de voyage)

Reconstitution de l'exposition 1837

L'oeuvre picturale étant le symptôme de l'état de crise du peintre (de cinéma) et la résultante de recherches anti-académiques, l'iconoclasme est nécessaire au récit dans l'acte (ici le coup de rouge lors du vernissage) ou la parole, en contradiction avec la fidélité des reconstitutions des décors, des costumes, et de la somptuosité des paysages, tempêtes comprises.



On retrouve donc ici tous les ingrédients du biopic sur l'artiste peintre, en plus dilaté. La critique méchante de Leigh contre l'aristocratie ou les discours pompeux de Ruskin et autres artistes dépasse la caricature, les seconds rôles sont "surjoués", la mère des enfants reniés, même la pauvre servante atteinte de psoriasis et troussée, au bas de l'échelle sociale; le peintre raté Haydon rejeté puis absous, ultime insulte. Après la mort du père, seules la pianiste, la jeune prostituée, Madame Booth (remarquable) et le médecin trouvent grâce auprès de Turner qui abandonne sa lippe et ses grognements perpétuels pour communiquer.

PEINTRE DE PAYSAGES

Dans la lumière de Claude , une exposition de la Tate en 2012, mettait en rapport l'oeuvre de Turner et celle des deux Claude : Claude Gellée, dit le Lorrain, (évoqué dans le film) et Monet (1840-1926). Le premier auteur de paysages portuaires à prétexte mythologiques, sous des ciels jaunes et orangés vivait à Rome; Claude Monet termina ses recherches par d'immenses panoramiques de vues aquatiques, les Nymphéas atteignant un degré d'abstraction qui inspira les générations dites "lyriques". 



Van Ruysdael : Le coup de soleil, vers 1650, Louvre.
Et donc Turner peut être considéré comme un passeur, inspiré autant par ses voyages que les paysagistes flamands. Ruysdaël, sans aucun doute.

Passeur entre les romantiques et les impressionnistes puis les abstraits qui s'en revendiqueront.

Mike Leigh exploite les références historiques, mais le pré-générique sur canal avec moulin m'a donné l'idée que je revoyais la Jeune fille à la perle, ou le Rembrandt de Matton, l'effet spécialement fuligineux ultra contemporain qui suit  n'est pas plus probant. 


Casper David Friedrich : Le moine au bord de la mer, 1810



Le film se construit par l'alternance des scènes d'intérieur et les paysages grandioses et désolés où le peintre s'inscrit, comme dans la peinture romantique du nord de l'Europe: on pense à Casper David Friedrich , Le voyageur au-dessus de la mer de nuages, 1818, son contemporain.



Francis Towne, 1781, aquarelle.

Emprunt aux paysages rocheux de Francis Towne et aux autres aquarellistes qui font la renommée de l'école anglaise. S'intégrant au paysage dans l'observation des phénomènes, ils cherchent dans la nature un équivalent de l'âme romantique. 


Depuis John Cozens, théoricien d'une "méthode" ou "Art de la tache", les aquarellistes explorent le paysage avec des moyens non figuratifs mais "mimétiques" des effets de brume, de brouillard, de vent, par la dilution des pigments, les coups de brosse ; ce qui amène Turner à cracher sur sa toile..




Joh Robert Cozens : Le nuage,  1785




Le fils de Cozens, John Robert,  appartient à cette lignée d'observateurs d'une météorologie menaçante.
Ciels immenses, personnages et figures écrasées ou démiurgiques?






John Martin : Le dernier homme, vers 1833
John Martin s'inscrit aussi dans l'espace du paysage, 
Une de ses oeuvres, "l'ange devant le soleil" sera reprise, à contre-sens par Turner.

Les artistes de la fin du siècle, Munch et surtout Strindberg reprendront la leçon de Turner dans des paysages de tempête, des éléments d'une nature déchaînée,  une météorologie solaire d'où l'homme est absent, la pâte épaisse en plus. 



W Turner : Aube à Norham Castle, 1845, h/t, 91x122, Tate Gallery
Pour Turner, l'immensité des ciels, les moyens plastiques issus de l'aquarelle, se rapportent aux recherches sur la lumière; les débats scientifiques et esthétiques opposent les théories de Goethe et de Newton, dont la décomposition spectrale de la couleur par le prisme est expérimentée dans la séquence de la physicienne. Le spectre chromatique et la transposition picturale mettent en jeu la fonction de l'oeil et les sensations optiques que Turner convertit par ses effets de matière et sa curiosité pour les techniques nouvelles, le vapeur ou le train , ou encore la construction de Crystal Palace, architecture toute de lumière, puis la photo, qui, grâce au ciel, dans la concurrence possible, ne traite pas encore de la couleur. S'y ajoutent les expériences physiques des sensations du corps arpenteur ou méditatif en plein air. En celà, Turner s'oppose à Constable et les autres contemporains, dont les paysages sont aussi "peignés" que les jardins anglais; au terme de ces expériences, le traitement du paysage provoque hilarité, critiques acerbes, accusé par la Reine Victoria, d'avoir perdu la vue, et  donc de la raison, Turner entame une liste de "malades de la vue";



Turner : Coucher de soleil sur la mer, 1845, h/t, 91x122 cm, Tate Gallery

Munch qui l'illustre intentionnellement, Monet et quelques autres; cataracte et décadence. La dernière parole du peintre, terrassé par une "attaque de préraphaélites", sera: "Dieu est le soleil" ( ou inversement).


Le cinéma anglais et les artistes

Bien que spécialisé dans le film à costume, le cinéma anglais qui ne tarit pas d'adaptations de la littérature, depuis le Tom Jones de Tony Richardson en 63 en passant par les romans de Jane Austen, Charlotte Brontë ou  Sherlock et Jack l'éventreur, son "patrimoine", avant ce Mr Turner, encensé par la critique, on constate (c'est peut-être faux) que peu d'artistes anglais ont fait l'objet de films. Deux types de cinéastes britanniques ont investi dans la création plastique, longtemps après le Rembrandt de Korda: les avant-gardistes et les documentaristes. Ken Russell, fasciné par les musiciens romantiques Tchaikovski, Liszt, puis Mahler avant Tommy (opéra des Who) avait consacré en 1972 un film au sculpteur anglais, mort à la guerre en 1917 Gaudier-Bredszka : The Savage Messiah; suivit Gothic, sur les romantiques fantastiques. Dans les cinéastes issus du documentaire, le biopic  dialectique sans équivalent, Edvard Munch  de Peter Watkins en 74. 
Derek Jarman réalisa en 85 un film sur le Caravage, puis son ex-assistant John Maybury, en 98, le seul cas d'artiste peintre anglais, Francis Bacon, "Love is the devil". On peut ajouter La jeune fille à la perle sur Vermeer de Peter Webber. 
Quant à l'oeuvre de Peter Greenaway, dont les fictions théâtralisées se construisent sur une oeuvre , La ronde de Nuit, 2007, et en 2013, "Goltzius  et la compagnie du pélican", très obscur et ésotérique, sur les illustrations érotiques du graveur néerlandais,  elle ne s'attache qu'à des artistes étrangers. L'axe Grande Bretagne- pays du nord est dominant. Dans son premier film, Meurtre dans un jardin anglais, les dessins à la manière classique, sont de Greenaway lui-même, connu comme peintre et graphiste. 
Seul cas de paysage, qui pourtant incarne l'idée même de la peinture anglaise, quand les impressionnistes et assimilés font le plein des filmographies des autres pays.
Néanmoins un biopic conforme au genre concerne une artiste anglaise :
Dora Carrington , du cinéaste Christopher Hampton, 1994. Incarnée par Emma Thompson, cette jeune femme peintre du genre "garçonne", 1893-1932, appartenait à un groupe de la sécession anglaise, le groupe de Blomsbury, une communauté d'intellectuels et d'artistes formée autour de Virginia Woolf. La figure de Lytton Strachey, un dandy écrivain homosexuel (Jonathan Pryce) domine le scénario. Dora,  par ailleurs mariée ou compagne de deux peintres, s'installe chez Lytton, et se suicide après la mort de celui-ci. Beaucoup de bons portraits sont reproduits dans un catalogue.
Les scènes de plein air, avec chevalet, sont l'occasion de voir une peinture de paysage fort conventionnelle. Turner n'avait pas fait école dans les provinces... 

L'histoire de l'art vue par le cinéma de fiction a enfin trouvé en Mister Turner, le chaînon manquant de la scène anglaise, un héros de taille humaine. 

Turner : L'ange debout dans le soleil, 1848