Art Spiegelman |
L’invasion
des « BDeistes » dans les musées et galeries au printemps 2012 (Crumb, Art Spiegelman) -en même
temps que Léonard de Vinci- fait retour sur la fonction du dessin dans
l’invention du scénario au cinéma.
De
l’observation à l’invention ;
Dans
la formation des artistes peintres, sculpteurs, graveurs, le dessin est la base
du savoir faire ou composer : des études d’après les maîtres, des ébauches
comme dessins préparatoires pour des images, fixes à terme. Dürer
écrivait : « ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu ». Historiquement, la théorie du disegno au XVIè
revendique une pensée par l’image: ce que je montre est ce que je
comprends. Voir (perspicere) c’est inscrire un espace projectif.
Dans
les rares biopics qui renvoient aux artistes de cette époque -L’extase et
l’agonie (Michel Ange), Cellini, l’or et le sang, Artemisia- la présentation des dessins préparatoires (en général très
vraisemblables) s’accompagnent de
commentaires sur les effets de perspective visuelle : Voir au-delà et à
travers le plan du tableau. Dans Artemisia comme chez Greenaway, on retrouve l’usage de la machine à fils (déjà dépassée). La peinture classique
met donc en scène et en abyme
l’histoire (l’istoria) passée et
présente dans la composition, et intègre le spectateur par le point de vue. Ce
que le cinéma sait parfaitement illustrer par les cadrages et les angles. La
contre-plongée est ainsi très
exploitée dans ces trois productions historiques.
Machineries :
L'aile de Léonard |
Autre
perspective de dess(e)in, l’anticipation par l’invention :
Les
carnets de Leonard de Vinci (1452-1519) dépassaient les traditions académiques
(études d’après les antiques, le modèle, le nu (vivant ou mort) pour fixer sur
le papier des projets utopiques et scientifiques qui furent exhumés au XIXe
siècle puis extrapolés au XXe.
Les
carnets de Léonard -ingénieur-
continuent les dessins et inventions techniques des artisans médiévaux,
Villard de Honnecourt, puis Francesco di Giorgio (né en1439, au service du duc
d’Urbin vers1500). Son « automobile » fait avancer l’action dans La chair et le sang : (Verhoeven, 1985) où l’ingénieur cocu se déchaîne
littéralement en déployant ses machines.
L’application des idées de Léonard (pour
lequel, sauf erreur en dépit des études, romans et documentaires, aucun film
après Emmer (1951) n’a été réalisé) a eu des prolongements. Ainsi le directeur
de la prison de Cellini tentait
le rêve d’Icare et s’écrase en vol.
Robida '1898 : L'an 2000 |
Fin XIX, un dessinateur français,
Robida, anticipe de manière humoristique les recherches aéronautiques. Les créations artistiques de machines volantes inspirent
Tatlin, constructiviste russe, son Letatlin, 1930, reprend Léonard ;
Le Letatlin 1930 |
puis Panamarenko,
artiste flamand contemporain emprunte aux deux pour concevoir des engins assez
délirants que les voyageurs héroïques sur des coucous improbables (Ces
merveilleux fous volants dans leurs drôles de machines, Annakin, 1965) n’auraient pas désavoués.
Panamarenko : Meganeudon, 1972 |
De
Méliès à nos jours, la conquête spatiale nourrit le cinéma Par un gag
dans une série US d’anticipation (Star Trek , Voyager), les machines de Léonard font l’objet de la
fascination d’une chef d’équipe.
Du
dessin au scénario ; storyboard et story telling
Eisenstein |
Dessins
préparatoires appliqués au cinéma,
le découpage des séquences et la composition des plans , le storyboard est un
outil indispensable à de nombreux réalisateurs, c’est un métier dans la chaîne de production. Cette pratique
de metteur en scène de théâtre fut convertie dès les débuts du cinéma, les
réalisateurs dessinant les plans, souvent en fonction de leur formation
artistique antérieure. Ainsi, pour n’en citer que deux : Eisenstein, dessinateur par ailleurs,
construit les scènes de ses films, ainsi pour Ivan le terrible,
1942.
On
peut remarquer le cas particulier de Akira Kurosawa qui prépara par dessins et
aquarelles Kagemusha, quand le
film ne pouvait pas être financé.
Tous les plans de tous ses autres films sont
l’application directe d‘une élaboration graphique préalable.
Kurosawa: Kagemusha |
Le
dessinateur mis en scène
Le
dessin reste une pratique modeste, loin de la théâtralité du geste pictural, et
en outre peu compatible avec la couleur et les formats du cinéma. Le
dessinateur est un personnage discret, à l’instar de son matériel : ainsi le dessinateur embarqué dans un
train, témoin de la situation du pays : ( Le faisan d’or, Marat Sanrulu, Kirghistan, 2001).
Le « designer » un métier novateur devenu
ordinaire, coexiste au cinéma avec
le portraitiste académique versus caricaturiste : on a vu les projets
design dans les comédies américaines, les portraits robots dans les polars,
dont Qui a tué Harry , leur version surréaliste dans The Big Clock. Les dessinateurs en forme de malheureux héros
post-romantiques reviennent dans des comédies récentes, ou des drames sentimentaux
(Colin Firth, portraitiste dans Hope Spring, Mark Herman, 2003). Question de feeling encore, mais sans autre finalité
artistique, le graphiste (E. Mc Gregor de Beginners, Mike Mills, 2011) n’a d’autre fonction que sa
sensibilité. Ou encore la dépression.
Les petits carnets intimes (Eternal
sunshine of my spotless mind,
Gondry 2004), au masculin et au féminin (Ghost World, T. Zwigoff, 2000) ne sont pas sans rapport avec
la BD qui fut la référence du pop art.
Outre
les documentaires sur les artistes, le cinéma adapte d’innombrables BD (une affaire de spécialistes, dont je
ne suis pas), en dessins
animés ou en « figuration » ; blockbusters américains, (une
mention spéciale pour la qualité chromatique de Dick Tracy de W. Beatty) . Les réalisations françaises, de Corto
Maltese à Bilal et Tardi, en
passant par Persepolis ou Le Chat
du Rabbin font recette, sans oublier l’apport des dessinateurs dans les
décors , les Alien de Giger...
Collaboration
du dessinateur et du cinéaste :
American Splendor : Giamatti/Giamatti/Pekar |
Il
existe cependant des formes mixtes BD, dessin et filmage, avec des
combinaisons qui impliquent les fonctions complémentaires du scénariste, du
dessinateur et du réalisateur, en une ou trois personnes, le dessinateur
pouvant être aussi acteur ou cinéaste.
Ces
quelques exemples mettent en évidence les possibilités d’invention de temporalités
variables du récit à partir du
dessin.
American
splendor, Pulcini et
Berman, 2003 : Ce compromis entre biopic et
autofiction illustre la vie et l’oeuvre de Harvey Pekar, un « nerd »
dépressif, auteur des scénarios d’une série de comics grinçants des années
80. Les récits (Pekar gribouille
des bonshommes dans les cases) sont illustrés par divers artistes dont Crumb.
L’auteur, le vrai Pekar et son double (Paul Giamatti) s’insèrent dans des
vignettes, ou des plans filmés accompagnés des bulles. Un remarquable montage
humoristique des combinatoires de
systèmes de cases.
Dans
la BD, les planches composent un récit fragmenté, cette fragmentation permet de
changer d’acteur au détour d’une case ou d’une porte.
Harvey Pekar |
Ce qui nous ramène au rôle du dessin
comme embrayeur de l’histoire.
Jeu
de massacre, Alain Jessuah,
Fr, 1968, avec les dessins de Guy Pellaert, un auteur de BD
« adultes », proche du Pop Art.
Le couple Paul et Jacqueline, scénariste et dessinatrice (J.P Cassel,
Claudine Auger) inventent un personnage d’une BD, Michel « Le tueur de
Neuchâtel »
Quelques
séquences de croquis en cours (la main coupée toujours) avec insert de la page
montrent la complicité de la dessinatrice et du modèle. Une fugue suivra.
Si
dans la première partie du film, le récit se calque sur les (ex)actions de M,
dans la deuxième partie, le « héros » exécute le scénario qui a
anticipé ses dérives.
Dans le montage, le dessin s’intercale entre les prises
de vue réelles. Ce qui permet de
vérifier la coïncidence des images et
d’apprécier l’exploitation par le dessinateur des effets de gros
plans issus du cinéma :
distorsion perspective, contre-plongée, cadrages dynamiques,
La fin anti-moralisatrice est
conforme à la critique sociale de la période : JP Cassel affirme sa
jouissance dans la maîtrise à contraindre le monde à l’image qu’il projette :
son pouvoir de démiurge cynique.
Machineries,
machinations :
Machine perspectiviste |
Meurtre
dans un jardin anglais (The
draughtman’s contract) 1982.
Premier long métrage de Peter Greenaway , est construit sur deux séquences de
dessins d’architectures d’un manoir anglais. Le film en costumes et perruques
d’époque -dix huitième siècle anglais- conduit au meurtre du dessinateur
soupçonné d’avoir fixé sur le papier les indices de la disparition du
châtelain dont il use de la femme et de la fille.
Tout témoin devient victime, le dessinateur en cela est le premier
visé, qui scénarise sa propre fin : le « contrat » est une mise
à mort.
Les
dessins sont enregistrés en direct par le cinéaste, (main coupée) à travers des
machines perspectivistes. Des
dessins parfaitement réalistes comme l’étaient ceux de l’ancien régime.
Tous
les films de Greenaway se basent sur sa pratique picturale, mi conceptuelle, mi
formaliste, et des études de
cadrage, comme l’illustre un ouvrage (Papers,1990, ed. Dis voir). Pour Le ventre de
L’architecte, 1987,
Le ventre de l'architecte |
ou Drowning by numbers , 1988, les dessins préparatoires, croquis, collages
documentent les plans, avec une connaissance historique précise ( des modèles,
selon la tradition académique) et
anticipent un scénario, le plus souvent morbide.
Drowning by numbers |
D’où il ressort que l’interprétation de
l’oeuvre graphique ou picturale d’un artiste amène, au- delà du soupçon et du
drame vers le décodage du complot.
Ainsi, dans La Ronde de
Nuit, 2008 , Greenaway reconstruit
l’histoire cachée et surtout fictive de l’invention du tableau de
Rembrandt : Retour sur une autre forme de biopic, version polar, une
tendance très contemporaine de
l’histoire de l’art qui se calque sur les méthodes de l’enquête policière.
Meurtre dans un jardin anglais |
Le point de fuite n'est jamais innocent...
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