vendredi 6 mai 2011

LE CINEMA et L'HOMME MACHINE


LE CINÉMA ET L’HOMME MACHINE

La programmation jusqu’au 22 Mai au Forum des Images , à Paris, d’un cycle consacré au cinéma : Un monde de machines est l’occasion de publier un extrait d’un texte sous presse, dans « Libérez les machines ». sd, Pierre Braun, Rennes 2.


Les créatures de quelques artistes plasticiens contemporains – des Coréens, le plus souvent- sont à rapporter aux utopies matérialistes du XVIIIe siècle, dont elles seraient l’aboutissement.
Le dispositif électronique qui les anime se substitue aux mécaniques horlogères des premiers automates. Les uns et les autres sont autant de jouets à taille humaine destinés au divertissement des adultes ; ce fut en leur temps, le joueur de flûte ou de tambourin, inventés par Jacques Vaucanson, dont les androïdes étaient destinés à l’exhibition publique[1]. Cet ingénieur dut abandonner son projet d’ « homme artificiel » destiné aux cours d’anatomie pour des tâches plus industrielles et rentables.
Le terme « androïde » apparaît donc à cette époque, dans le champ de recherches scientifiques pour désigner des automates anthropomorphes  pouvus d’une certaine autonomie.
L’Homme-Machine  de Julien Offroy de La Mettrie[2], publié en 1748, exposait les bases d’un matérialisme mécaniste et les recherches scientifiques de l’auteur furent en son temps combattues par les philosophes des Lumières et les moralistes.
Toute recherche excluant la création naturelle et le dessein divin fut donc condamnée, y compris au XVIIIe siècle dans les milieux les plus ouverts aux avancées des sciences.

Le Casanova  de Fellini (1976)[3] illustre bien la préférence du débauché pour la poupée mécanique.  Dans « Les contes d’Hoffmann »[4], le héros tombe amoureux de la danseuse artificielle Olympia, en dépit de ses pannes et de son démembrement final. Le cinéphile peut voir une merveilleuse séquence du film Les chaussons rouges de Michael Powell (1948) qui reprend le motif.
Le diable est là-dessous assurément qui a subtilisé ou acheté à l’homme son âme. Le mythe   de Faust continue de hanter les esprits les plus éclairés.

La perfection dans l’illusion atteinte par l’image est suspectée depuis toujours de tromper son regardeur et l’évolution de la culture technologique ne peut qu’en accroître les effets.
Les premiers automates étaient des images en 3D aussi réalistes que possible et à ce titre, et parce qu’artificielles, en contradiction avec les lois de la nature. Les images, qu’elles soient description dans le récit, photographie, enregistrement analogique ou création numérique demeurent des artifices. Mais aussi des objets de désir ; ainsi se créent des mythologies, qui remontent à l’Antiquité avec le mythe de Pygmalion, ce sculpteur qui donna vie à la figure féminine idéale qu’il avait modelée ; une sculpture de chair. Amour ou perversion sadique, les Machines célibataires analysées par Michel Carrouges, [5] qui sont encore des automates, participent de cette histoire des fantasmes liés aux créatures de l’ère industrielle.
L’imaginaire fantasmatique de la création par un démiurge, descendant de Prométhée, trouve un support idéal dans les inventions techniques de l’image et sa magie.
Il est intéressant de remarquer que le principe des automates de Vaucanson, améliorés par l’invention de l’électricité, ont été appliqués aux spectacles des illusionnistes du XIXe comme Robert-Houdin, dont Georges Méliès s’est inspiré pour ses trucages[6].
Si la photographie a favorisé les courants spirites, le cinéma dès son origine a permis le développement du genre fantastique, dont les thèmes sont souvent empruntés à la littérature[7].
Ces deux formes d’art, au sens d’une pratique technique de représentation, ont en outre la particularité de provenir de recherches d’ingénieurs, d’être de nature industrielle et furent longtemps exclues des catégories artistiques académiques validées par le génie et l’inspiration de l’artiste. La tension entre ces deux conceptions permettait donc aux réalisateurs  de travailler sur la création artificielle, et l’imaginaire s’attache encore à l’aliénation du sujet à l’objet de son  désir ou pire encore à l’indistinction entre sujet et machine au risque de leur perte commune. L’anthropomorphisme des machines en renforce le principe, mais toute image sur écran, quel qu’en soit la dimension peut produire les mêmes effets.

Science-Fiction

Le thème du double (im)parfait qui fut à l’origine des premiers films d’horreur -les multiples adaptations de Dr Jekyll et Mr Hyde- suppose encore une lutte du bien et du mal. Toute créature non « naturelle » est d’emblée malfaisante, si l’on pense à Frankenstein et ses avatars, bien qu’elle puisse éprouver des sentiments. La confusion des noms du savant et du monstre corrobore aussi l’échange entre créateur et créature.
Le professeur Frankenstein assemble des fragments humains, qui animés deviennent un Golem (autre mythe de création non humaine à partir de la glaise, film de P. Weneger, 1920). Le rêve d’une création à partir d’atomes ou de gênes, le bébé-éprouvette, fut illustré dès 1891 dans  « L’invention du Dr Varlot»[8].
Tout robot[9], au départ d’aspect mécanique et cuirassé est le produit (ou la métaphore) d’une idéologie de destruction programmée par des puissances maléfiques et totalitaires. Metropolis, Fritz Lang,1926  en est le paradigme:
Le carrossage de l’héroïne Maria réapparaît dans tous les robots, mécanisés et titubants, pendant des décennies ; puis susceptibles de réactivation, autoréparation en intégrant une mémoire d’ordinateur, leur spécificité lexicale s’adapte. Les  « droïdes » D2-R2, une poubelle à roulettes et son coéquipier Z6PO, relooké doré, citations burlesques robotisées de Laurel et Hardy, ne sont que deux exemples de la multiplicité des créatures artificielles de la saga Star Wars, G Lucas, 1977/2004.

Les prothèses donnent lieu à un montage mixte dans la série Robocop, Verhoeven, 1987, le flic bricolé comme une machine de guerre. Terminator, Cameron, 1984, est un « cyborg », constitué d’organes et de terminaux d’ordinateurs.
Le cinéma des années quatre-vingt développe ce filon, sur les différentes entrées réactualisées par les innovations technologiques. On ne bricole plus, on clone, grâce aux effets spéciaux et au montage équivalents aux expériences génétiques et la question centrale est le devenir humain des machines.
Hardware, R Stanley, GB/US, 1990, dans un contexte new-yorkais post nucléaire, met une jeune femme sculpteur en proie aux pulsions destructrices de la "chose", une tête de droïde apte à se reconstituer,  qu'elle tente de combattre avec ses outils. Laquelle créature était un plan de limitation des naissances.  
Blade Runner, Ridley Scott, 1982, posait, dans un contexte post-apocalyptique somptueux, cette question de l’accès à la conscience et aux sentiments humains des « réplicants », les adversaires clones supposés indétectables, à durée programmée, mais que l’adaptation au milieu rendait sensibles à la question métaphysique de la finitude et de la mort. 

Plus pervers, le réalisateur canadien  David Cronenberg est sans doute le meilleur producteur de fantasmes corollés à l’actualité des avancées de la science.  Transportations et autres mutations génétiques :  depuis Le festin nu, 1991, d’après William Burroughs qui traite de l’écriture romanesque comme d’un acte pulsionnel et meurtrier, dans l’affrontement avec une machine à écrire littéralement bestiale et éructante, déjà en proie à des mutations organiques, jusqu’à  eXistenZ, 1999, les machines sont devenues organes et les joueurs les victimes de leur concepteur diabolique  autant que de leur désir de s’unir dans l’imaginaire plutôt que dans une sexualité qu’ils refusent. Pas toujours, car le dysfonctionnement du système vaut pour une morale.

Christian Metz écrivait en 1977[10] : «  En tant qu’il propose des schèmes de comportement et des prototypes libidinaux, des attitudes corporelles, des genres d’habillement, des modèles de désinvolture et de séduction, en tant qu’instance initiatrice pour une adolescence permanente, le film a pris le relais du roman historique ».  Le cinéma, comme la vidéo puis l’image numérique seraient ainsi « une vaste machinerie socio-psychique », favorisée par le dispositif même de la projection aux deux sens, spatial et psychanalytique, du terme.

Cinéma/Arts Plastiques

Paul Ardenne, historien et critique, dénonce toute incursion des (vrais) artistes dans le cinéma, la fiction filmique n’apportant  selon lui rien d’intéressant[11]  pour les arts plastiques. Ce qu’on peut contester, car d’une part, certains films de peintres sont bons (je pense aux films de  Schnabel[12]), nombre de cinéastes furent peintres auparavant et d’autre part, l’écart entre les supports de fabrication d’images ou d’objets s’est résorbé et la différence entre art et technologie n’a plus de sens  dès lors que l’artiste peut travailler avec n’importe quel medium, s’il n’en n’est pas esclave mais l’exploite autour d’un concept.
P. Ardenne dénonçait autant les biopics que la science-fiction de Johnny Mnemonic de Robert Longo,1995, sans doute trop « Matrix » où l’accroissement des potentialités de la mémoire du héros, Keanu Reeves, avec manipulation d’images en 3/4D explorait les effets du montage multimédia. 
Minority report, Steven Spielberg, 2002, travaille sur l’échange entre le héros et ses images en se projetant sur l’écran, une palette graphique géante qu’il manipule à distance comme un chef d’orchestre. Le narcissisme du héros, et la fonction de surveillance policière l’amène à se traquer lui-même, avec un temps d’avance, pour échapper au destin immédiat que le dispositif lui révèle. Plastiquement  superbes, les séquences « d’atelier de création » sont équivalentes aux meilleures scènes de tout film sur l’art pictural traditionnel.[13]   
À ce film  de techno-science et de dénonciation d’un monde « post Big Brother » on peut opposer la poétique de l’étonnant projet développé dans :
Dans la peau de John Malkovich, Spike Jonze,1999, où un manipulateur de marionnettes traditionnelles à fil devient le passeur de cerveaux et de corps, par un procédé totalement improbable et anti-technologique. Les  candidats au transfert peuvent ainsi squatter le cerveau de John Malkovich pendant une durée restreinte, partager ses pensées et ses actes - sexuels aussi évidemment. L’acteur lui-même devient le jouet du marionnettiste et danse -médiocrement- les mêmes chorégraphies.
Dans une posture anti-technologique récente, mais critique du système de l’art comme symptôme de la puissance multinationale des finances, le sujet humain manipulé par l’artiste névrosé puis transformé en machine ou du moins en chose dépourvue de conscience fait l’objet de récits littéraires[14] :
Clara et la pénombre, de l’écrivain espagnol Juan Carlos Somoza, 2003, ou Lorsque j’étais une oeuvre d’art, roman de Eric-Emmanuel Schmitt, 2004.
Un jeune suicidaire, jaloux de ses deux frères play-boys célèbres, se livre à un artiste démiurge  Zeus Peter Lama (!)  qui le transforme chirurgicalement en sculpture ; un jour, l’amour aidant, le corps rejette les greffes, les prothèses tombent et l’on devine que le modèle que copiait cet artefact ressemblait étrangement à l’abominable Forme unique de la continuité dans l’espace, 1913, de Boccioni.
La question éthique est semblable : que vaut l’oeuvre dans les vols et tractations des musées quand le nouvel homme-machine a succombé à son image dans son osmose totale à l’objet.


À la main et au corps

De même qu’a chaque période de l’histoire de l’art du XXe , l’artiste témoigne de la situation politique et sociale, les cinéastes des années 20 aussi bien que les  Dadaïstes, cette préoccupation éthique de la liberté nourrit toutes les oeuvres plasticiennes des artistes qui se mettent en scène dans des performances des années 70 et 80, aussi rigoureuses ou violentes soient-elles, de Gina Pane à Bruce Nauman, en passant par les actionnistes. L’unité de la personne est garantie quel que soit le dispositif vidéographique qui les enregistre.
Ainsi l’artiste plasticien peut-il détourner l’usage sous-jacent ou apparent du dispositif technologique ou adopter une posture de citation pour reconstruire des effets antérieurs aux médias qui lui sont contemporains :
Tel est l’enjeu des oeuvres de William Kentridge, artiste d’Afrique du Sud, engagé contre l’apartheid, entre autres, et dans de nombreux combats politiques. Les techniques d’enregistrement  cinématographiques et vidéographiques préalables sont éludés pour ne faire valoir que le travail graphique de l’auteur en personne, ses ellipses, ses effacements, ses dé-montages, à la manière des premiers trucages de Méliès.
Une pièce consacrée à ce cinéaste « Journey to the Moon », 2003, peut être considérée comme un remake et un hommage. S’y trouvent aussi des références aux constructivistes russes, qui placent Kentridge dans une pratique activiste, nostalgique sans doute.

De l’usage des technologies et du pouvoir qu’elles confèrent découle une nouvelle responsabilité, que les scientifiques  nommeront casuistique ou bioéthique selon leur champ de recherches.
L’artiste à son échelle et dans le médium qu’il utilise en est le vecteur, et s’il s’agit de « libérer les machines », c’est aussi de la machine qu’il convient de se libérer.

Une dernière référence cinématographique, pour la morale de l’histoire : Le joueur d’Echecs, de Jean Dréville, 1938, met en scène un ingénieur fabricant d’automates, à la cour de Catherine de Russie, fin XVIIIè. S’il réussit toutes les fonctions mécaniques, robots ouvriers et armée de soldats, il doit cacher un vrai joueur d’échecs dans la carcasse de l’automate, faute de réussir à simuler les fonctions cérébrales. Le joueur est un révolutionnaire recherché par la police.
Afin de le faire échapper, lorsque l’impératrice comprend le stratagème, le créateur prend sa place et c’est lui qui se fait fusiller dans l’automate…
 AK, Fev 2010.





















[1]  Vaucanson (1709-1782) dut rompre ses voeux et retourner à l’état laïque pour mener ses projets. Il est cité dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert aux articles « androïde » et « automate » et reste connu par ses fonctions d’ingénieur pour le développement des industries textiles et l’invention du métier à tisser automatisé qui porte son nom. Dans les mêmes années, l’anatomiste Honoré Fragonard, cousin du peintre, fut le premier à exposer des cadavres naturalisés dont un Cavalier sur son cheval, à l’École vétérinaire de Maisons-Alfort, dont il fut évidemment renvoyé pour les mêmes motifs  moraux. Un film de fiction de Ph. Le Guay, Les deux Fragonard,1989, restitue le conflit et le contexte de ces recherches.
[2] Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751) condamné pour l’ouvrage Histoire naturelle de l’âme , publie l’ Homme-Machine en exil aux Pays-Bas, puis se réfugie à Berlin chez Frédéric II de Prusse où il publie Discours sur le bonheur , Système d’Epicure et l’Art de jouir.
[3] Giacomo Casanova (1725-1798) aventurier libertin, espion, fut contemporain de toutes ces recherches ; il meurt réfugié en Bohème où il rédigea ses mémoires. La vision onirique de Fellini intègre ainsi un automate qui compense l’impuissance du héros vieillissant.
[4] L’opéra d’Offenbach,1881, adapte les récits fantastiques de E.T.A  Hoffmann (1776-1822), écrivain et musicien allemand du courant romantique.
[5] Les Machines célibataires, Musée des Arts décoratifs, Paris, 1976. Le terme est emprunté à Marcel Duchamp et le catalogue recense les réalisations mécaniques d’entre les deux guerres se référant aux textes majeurs de la littérature : Locus Solus, de Raymond Roussel, 1914, est le meilleur exemple de description des dispositifs inventés par le savant Martial Canterel pour son parc d’attractions.
[6] L’exposition  Lanterne magique et film peint, actuellement à la Cinémathèque Française, présente les dispositifs d’une préhistoire du cinéma. Les thèmes diaboliques sont dominants.
[7] Les romans noirs ou « gothiques » en raison de leur décor, naissent à contre-courant du positivisme, et comme alternative à la pensée des Lumières : le roman Frankenstein or the Modern Prometheus de Mary Shelley, 1818, s’attache plus à la volonté scientifique du créateur (un nouveau Prométhée) qu’aux dérives terrifiantes de ses adaptations.
[8] Reproduction in, Les Machines célibataires, Musée des arts décoratifs, 1976, p 125.
[9] Le terme R.U.R Rossum’s Universal Robots, adopté pour tout être artificiel répondant aux ordres du maître, provient d’une pièce de théâtre dans les années 20, contemporain donc des premiers films et des essais de remplacement du travailleur par une machine.
[10] Le signifiant imaginaire, Paris, UG, 1977, p, 134.
[11] L’art contemporain, Paris, ed du Regard, 1997, p 289
[12]  Basquiat,1996, Avant la nuit, 2000 ; Le scaphandre et le papillon, 2007.
[13] Se référer à Emmanuelle André : « Pour mieux voir, filmer la main », in Filmer l’acte de création, Actes du colloque, PUR, 2009. Dans le même ouvrage, Anne Kerdraon : « L’oeuvre en procès dans le film de fiction ».
[14] Dans le genre film d’horreur, les innombrables productions basées sur les musées de cire complètent les récits des perversions et transferts de l’artiste à l’oeuvre. La céroplastie, qui trouve son origine dans les rites funèbres dès l’Antiquité, se développe comme objet de monstration scientifique et anatomique au XVIIIe siècle.


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