mercredi 25 mai 2011

BIOPICS .4. L'artiste au travail


Biopics 4  : L’artiste au travail 


On l’a vu dans les épisodes précédents, pour satisfaire à une  « histoire de », sauf rares exceptions, les films comportent un aspect documentaire : ils s’étayent sur la citation, l’emploi et la recréation des œuvres les plus célèbres.
Les images des tableaux, en séries anarchiques (Minnelli) ou en galeries thématiques (Goya de Saura) assurent le suivi chronologique de la vie de l’artiste.
 Les films illustrent les techniques artistiques compatibles ou calées sur les possibilités chromatiques du cinéma -Moulin Rouge de John Huston pour Lautrec et la lithographie. Ils informent de manière plus ou moins didactique sur le rôle du commanditaire, l’impact de la critique, le système marchand de chaque époque.
Les lieux historiques -de studio- constituent un cadrage socio-historique suffisant, ils sont souvent la reconstitution en 3D des représentations picturales ou photographiques de l’époque : le décor est déjà une peinture, la nature même a pu être repeinte (Minnelli puis Kurosawa).
Trois lieux principaux suffisent au genre : la galerie, musée et autre palais du mécène qui situe le milieu institutionnel (finances et compromissions) ; l’inévitable auberge, bistrot, bar, voire le bordel que fréquentent les artistes- le peintre au cinéma boit, par essence – l’absinthe est particulièrement picturale et dramatique chez mes « maudits »- et c’est aussi le lieu des débats esthétiques entre collègues ; enfin l’atelier du peintre.
Une même structure ternaire construit le rôle des protagonistes : L’artiste, le tiers -modèle, muse, amant ou tout objet de désir - et la toile « l’autre » et le miroir réunis.

L’atelier est un microcosme théâtral qui permet de condenser tous les concepts artistiques de la période et de mettre en scène la société, ses acteurs, ses moeurs et ses règlements de compte.


Artemisia : l'atelier d'Orazio Gentileschi

Peindre, c’est surtout œuvrer dans un champ, celui de la toile, afin de créer, construire ou représenter un espace à la fois pictural, stratifié et perspectif, déterminé par le cadre.
L’image de référence réciproquement contraint le cadre, le format et l’organisation du plan filmique qui la restituent. L’analyse de Pascal Bonitzer (Décadrages, peinture et cinéma, 1985) valide le rôle de la perspective ou de l’anamorphose dans le rapport entre peinture et cinéma, pour les films portant sur des artistes dont les œuvres sont construites en fonction des lois possibles de cette science et particulièrement dans les séquences d’atelier, lieu scénique et boîte d’espace homéomorphes, dont le mur avant est aboli. On le voit dans les Rembrandt, mais l’atelier de Bacon n’échappe pas à ce dispositif.
L’exemple le plus pertinent est démontré dans La Jeune fille à la Perle  reconstitution romanesque de l’œuvre éponyme de Vermeer. Dans le décor de la maison, reconstruit à l’identique, l’auteur restitue l’invention des tableaux, et dans une séquence joue à inclure une camera obscura qui produit l’image dans l’image, tout en dénonçant l’illusionnisme, l’artifice et en désignant la place du spectateur.



 La vraisemblance de la peinture est donc une feinte, l’atelier -anagramme de réalité- devient un « studio » producteur de trompe-l’œil.
Les cinéastes peuvent avoir été peintres ou artistes, le soin des scènes en découle. L’acteur quelquefois aussi rejoue l’énigme de l’acte créateur dans sa gestation, sa temporalité, sa poïétique.

Les œuvres constituent donc des fonctions dans le récit ; même indépendantes de la réalité historique, elles permettent d’élaborer les séquences-clé qui soutiennent le drame.

dispositifs

Dans la structure de « tableaux vivants », empruntés au corpus des œuvres, le peintre peut ne pas peindre, mais seulement poser, à l’image de ses autoportraits ; le cinéaste opère des mouvements de caméra qui économisent le passage à l’acte. Mais la performance est stratégique pour le récit.
L’artiste travaille, besogne, transpire, pense aussi avec ses mains et ses pieds, avec son corps – chorégraphie indispensable pour les peintres contemporains. 

Pollock


Les dispositifs à l’oeuvre, la distribution des tâches dans les séquences d’atelier ressortissent à quelques principes simples, et souvent combinés dans l’ordre progressif de la fabrication et de l’intrigue. Le cinéaste utilise en général des truchements standards, qui assurent l’illusion du procès pictural, depuis la préparation jusqu’à l’achèvement du tableau.

En amont de l’image, la palette : elle ne pose aucun problème légal ; générique et universelle, comme le sont pinceaux, brosses et couteaux, elle incarne le principe fondateur de toute création, l’inchoatif. En gros plan, la substance matérielle magnifiée occupe tout le champ : peinture informelle d’avant la peinture, elle constitue le plan-clé de chacun des films, le moment inaugural. La matière/chair, polychrome, est la métaphore de la création organique et de la transmutation du pigment en or, deniers et autres valeurs.
Les artistes des XVIe et XVIIe développent un discours alchimique sur le broyage des pigments  -malaxés en pots et godets ils ne sont pas exempts de métaphores religieuses ou érotiques. Le médium à l’œuf assure aussi le versant culinaire de la peinture, de consommation immédiate sur le divan.

Le support : vierge est la toile qu’il faut tendre ; opération physique ou purement cinématographique -un plan d’écran vide pour Pollock.  Il permet au cinéaste de mettre en scène l’angoisse bien connue de la page blanche : sur cette toile s’inscrit l’ombre portée du peintre, référence à la légende de Dibutade, citée par Pline comme mythe originel de l’image. Artemisia  use de même avec le rideau qui masque le modèle.
Le support peut être éventuellement préparé, comme son équivalent la paroi des fresques. Ce qui implique couches et surfaçage : passage d’un fond ocre rouge (Fragonard), noir et réitéré au générique de Caravaggio, ou bleu matiériste du générique de Pialat/Van Gogh .

Le dessin préparatoire et son transfert par le « poncif » à la Renaissance :  Michel-Ange et Artemisia nous apprennent tout sur les techniques de la fresque et la méthode permettant de compenser la distorsion perspective.
Les croquis sur nappe en papier -la bohème- ou les grands cartons, comme les carnets autographes de Bernard Dufour anticipent la peinture. 

La première trace s’inscrit dans la référence à Paul Valéry, l’incipit. Assez simple pour  l’acteur amateur, le dess(e)in et le geste instaurateur suffisent à évoquer « l’idée » de la peinture à venir.
La seule scène de Bacon au travail consiste en un cercle dessiné à l’aide d’un couvercle de poubelle qui opère comme bouclier et comme miroir évoquant la Méduse du Caravage. Citation aussi du O de Giotto, ce geste autographe provocateur fut, en son temps, cité par Vasari. Contrairement au style de ses peintures, Bacon le macule aussitôt d’une gerbure rouge, filmée en contre-champ sur vitre, référence cette fois au Mystère Picasso.


La main coupée, ou l’œuvre à deux mains. La solution cinématographique la plus courante est la substitution de la main de l’acteur par celle d’un artiste connu ou non : c’est le cas de Dufour dans la Belle Noiseuse, ou de Pialat peintre dans Van Gogh. L’attention se porte sur le détail de la facture et contraint le cinéaste à un cadrage à la fois en gros plan et en plongée. Le raccord souvent maladroit dénonce l’illusion de l’autographie. Un zoom arrière révèle le passage du geste à la figure.

L’ellipse ou l’éviction de la durée de réalisation, par son envers : le dos du tableau est seul visible avant présentation de l’œuvre terminée. Eclipse.

L’artiste-acteur peint, en temps réel  et en plan large. Cette solution assez rare exige un entraînement ou une double activité. Ainsi Ed Harris s’est soumis à cinq années de pratique pour exécuter de manière satisfaisante certaines séquences de Pollock. L’insert de la reprise exacte du documentaire de Namuth donne la mesure de la qualité de l’imitation. L’acteur non professionnel incarnant Munch était graphiste. Dennis Hopper, peintre lui-même, s’éclate littéralement dans une imitation du style de quelques néo-expressionnistes, dans un « nanar » invraisemblable (La trace de l’ange, W Cove, 1999. titre original Michelangel !) Les cas les plus fréquents présentent l’acteur qui repasse ou retouche sans trace et sans risque le faux en cours.

L’inachèvement et la répétition :  La Belle Noiseuse et son modèle balzacien, comme la plupart des films et nombre de témoignages d’artistes insistent sur une forme d’aporie dans l’aboutissement de l’œuvre. La contrainte de l’exposition permet seule d’en finir. Scorcese (New York Stories) exploite donc un « tube » très daté comme leitmotiv. Par insatisfaction, obsession ou impuissance, le peintre recommence, devient selon des termes contemporains un « serial painter ». Cézanne en fut, bien que peu cinégénique.

 Crises 

Au-delà de cet inventaire de pratiques, le film de fiction ajoute la trame  dramatique : l’œuvre en cours s’inscrit comme une métaphore de la crise psychique qui la fonde. Aucun biopic ne s’attache donc aux artistes modernes, abstraits ou conceptuels. L’insatisfaction vaut pour preuve d’une angoisse existentielle; la transgression des normes plastiques, qui engendre l’incompréhension du public, est concomitante de la transgression morale. Le drame intérieur, les malheurs de l’existence, le déchirement sont des pôles des expressionnismes, auxquels appartiennent la majorité des artistes faisant l’objet de films. La biographie la plus sérieuse étaye le stéréotype, y compris dans la forme documentaire-fiction de Peter Watkins: Edvard Munch, qui construit dialectiquement le pattern des raisons historiques, socio-politiques et religieuses qui conduisent à la figure de l’artiste névrosé.

La contemporanéité des films cités et des textes de Didier Anzieu ou de  Christian Metz démontre l’apport et la persistance de la psychanalyse dans l’interprétation de l’art pour, rétrospectivement et anachroniquement, le faire coïncider à ses concepts fondamentaux. 
New York Stories
La création se fonde sur le narcissisme, la projection –littérale au plan plastique- sur une thématique du double qui nécessite la présence de l’autre : le modèle, physiquement présent de préférence, et son résidu, l’objet fétichisé.
« Il y a une femme là-dessous », écrivait Balzac, tous les scénaristes -même américains, dans des fictions récentes- ont gardé l’image du pied.

Aucun des plans poïétiques n’est dénué de connotations sexuelles, de l’emprise du désir, de la pulsion. Le pinceau (du latin penisculum, petit pénis), agit voluptueusement sur la palette, la matière à  informer.
Un commentaire précis est donné par le Rembrandt de Matton qui « gicle un jus de lumière » et dans le cours de peinture à son fils, insiste sur l’opération charnelle de la peinture, qui naît entre fiente et sanies. Contrairement au principe de sublimation, le peintre au cinéma, ne couche pas son modèle uniquement sur la toile. 

Pas d’atelier sans chevalet, pas de peinture de paysage en plein air non plus. Le plus souvent filmé de dos, cachant l’acte et ne montrant que l’acteur.
Or, une mystique de la torture peut s’étayer dans le dispositif pictural : chevalet  pour l’écartèlement de la chair ouverte et lacérée de la matière, « l’incarnat »[i]. L’iconographie fut inaugurée par le mythe du satyre Marsyas, condamné pour outrage à être écorché vif ; son supplice rejoint le martyre des héros chrétiens.
Ce qui pour Henric relie le champ de la peinture au catholicisme est l’ensemble des principes de l’incarnation, du sacrifice, de la transsubstantiation : du vin au sang ; l’huile, comme onction sacralisante, de l’agenouillement, le confiteor peccavi ; pour, à terme, accéder à la rédemption ultime.
Le doublet horreur/extase, hérité du retable d’Issenheim de Grünewald, œuvre citée dans les interviews de Bacon et Hopper, hante le rapport du peintre à son sujet. Artemisia Gentileschi a plusieurs fois exécuté Holopherne. Frida Kahlo se figure avortée, lacérée et mutilée. Son sang, comme matière peinture encore.
L’inmontrable est le corps ouvert de La leçon d’anatomie de Rembrandt, celui du toro éventré et crucifié au générique sanglant du film de Saura, carcasse aux tripes de laquelle se forme le portrait de Goya.

Les variations de ces stéréotypes alimentent nombre de scénarios fictionnels et parodiques. Le récit s’en trouve généralement dépolitisé, et dé - historicisé, puisque l’enjeu de l’action se concentre sur le drame de l’artiste; le spectateur, qui attend des films l’illustration du conflit entre le désir et la loi, peut investir émotionnellement. Et l’artiste devient au cinéma, un héros négatif, pour nombre de films d’horreur.  (à suivre)

Reprise de l’article : AK : L’œuvre en procès, in Filmer l’acte de création, PUR, 2009


[i] Didier Anzieu : Le corps de l’œuvre, Gallimard, 1981 ; Le moi-peau, Dunod, 1985 ;
Georges Didi-Huberman : La peinture incarnée, Minuit, 1985 (suivi  de :Le chef d’œuvre inconnu de Balzac.
Christian Metz : Le signifiant imaginaire, Psychanalyse et cinéma, UGE 10-18, 1975

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