samedi 6 février 2016

QUE VIVA EISENSTEIN et Alexandrov

Eisenstein. chez  Peter Greenaway. 


L'acteur Elmer Bäck et les photos d'Eisenstein
Cinéaste mais aussi peintre et dessinateur, chacun de ses films est précédé d’études graphiques, de collages.
Collage pour Le Ventre
de L'architecte.
Dans son premier film, Meurtre dans un jardin Anglais, il s’incarnait, du moins par ses dessins, dans un artiste anglais du XVIIIè siècle, 

Goltzius, incrustations en triptyque de dessins de G.












puis Goltzius, graveur maniériste du XVIIe, une l’hypothétique séries de gravures sur les perversions bibliques, en passant par l’évocation de Boullée dans le Ventre de l’Architecte
Autant d’identifications héroïques, selon les psychanalystes?

Dernier opus en date consacré aux artistes, Eisenstein:
Greenaway avait longuement travaillé depuis ses années d’école d’art sur la production soviétique dans les archives de Moscou et de Saint-Petersbourg. 
Ses connaissances, quasi encyclopédiques en histoire de l’art, l’ont aussi porté vers l’étendue des connaissances d’Eisenstein, qui fut aussi enseignant.


Prologue du film
Fasciné par les questions du montage, Greenaway abandonne les systèmes numériques d’enchâssement d’images de provenances variées, dessins, peintures, textes, entamés depuis Prosperos’ Book, 1990, hypersaturés dans Goltzius, 2014, au profit d’une construction narrative  presque plate soutenue par des triptyques à fonction didactique.







Comme souvent, un narrateur «off » introduit le récit, que le héros reprendra à plusieurs reprises pour évoquer ses rencontres, situer les personnages, et témoigner de la censure qui frappe les créateurs en URSS.











Autant de sources iconographiques, à l’usage du spectateur ou des interlocuteurs, déroulés à une vitesse qui dépasse la capacité d’enregistrement dudit spectateur. (par chance le Dvd…)

Le trio dans le film
Dans sa tournée en Europe entre 28 et 30, avant de partir à Hollywood puis au Mexique,   accompagné d’Edouard Tissé son caméraman et de Grigori Alexandrov, son assistant, Eisenstein a rencontré les personnalités du monde artistique berlinois puis parisien, tous sont cités (photos en triptyque) dans le film, et aussi les boites à matelots de Toulon.

Aux États Unis, il rencontre Charlie Chaplin, les studios, les refus pour motifs politiques, avant que l’écrivain Upton Sinclair ne lui trouve un financement pour tourner au Mexique, où il rencontre les peintres muralistes Rivera, Orozco et Siqueiros. auteurs de fresques  politiques, et la jeune Frida Kahlo.






De la production créatrice d’Eisenstein pour Que viva Mexico, on ne voit que quelques apports d’images, au profit d’inserts, surtout du Cuirassé Potemkine ,








en triptyque ou en fond d’opéra, au dessus de l’orchestre. Le film entier se construit sur le montage de partitions de Prokofiev, par anticipation ou rappel de son rôle pour celle d’Alexandre Nevski.


Sous le titre original  « Eisenstein à Guanajuato »,
dans son approche « historique » et plus encore réductrice de l’épisode mexicain, Greenaway fictionne la «révélation érotique», épisode central du film, de la nature jusque-là frustrée, ce que Eisenstein avoue dans ses Mémoires et qui lui a fait s’informer sur la psychanalyse, mais bien plus sur les


Fragments de Codex Azteques

mythologies et les cultures ethnographiques dont le guide Palomino Canedo, Luis Alberti , ironiquement qualifié d'étalon par Mme Sinclair- est spécialiste.









Dans cette fiction finalement formaliste, rien dans le montage ne se calque sur la collision dialectique des films d’Eisenstein; néanmoins le spectateur aura révisé l’histoire, et le rôle (ici au téléphone) de sa secrétaire et amie  Pera Atcheva. Grigori Alexandrov reste dans les coulisses…
Eisenstein au retour en URSS fait comme Alexandrov, une sorte d’allégeance au régime et réalise les sagas historiques  Alexandre Nevski,1938 puis Ivan Le terrible, 1944,  (qui aura quelques problèmes, bien que supposé incarner le chef suprême); ses amis musiciens Prokofiev et Chostakovitch observent les mêmes stratégies. 


L'amour vainqueur.
Les Dessins:

Dès le début du film, une séquence découvre dans les bagages d’Eisenstein des photos de tableaux du Caravage, qualifiés d’obscénités; 
ce peintre est très souvent convoqué pour ses tableaux d’éphèbes plus que pour les sujets religieux. Voir le biopic  Caravaggio de Derek Jarman, 1985.
« L’amour vainqueur », 1602, (156x113 cm, Musée de Berlin) est ainsi théâtralisé. 

Trois pages de carnets, 1930

Le réalisateur insert quelques uns des dessins érotiques d’Eisenstein, comme un argument de son choix scénaristique: la dénonciation de la sodomie dans l’église, avant la révélation, puis comme ciel de lit des amants, enfin quelques croquis réalisés « en direct ». 




Dessin 1931
Dessin 1931, mis en animation.


















Ces dessins libres et synthétiques allient l’influence du constructivisme des années 20 où Eisenstein collabora à des pièces de théâtre, dont Le mexicain, pour Meyerhold, 1920, cité dans le film

Eisenstein, Le Mexicain, 1920










 et la simplification du trait dans les dessins animés - sa sympathie pour Walt Disney coexistait avec la connaissance des arts et de la littérature en France dans les années vingt et trente qu’il eut l’occasion de rencontrer. Cocteau est cité, dont les dessins à main levée offrent la même ligne synthétique.




"Air de danse russe", 24.7.1932





L’ouvrage de Jean Claude Marcadé: S.M. Eisenstein, Dessins secrets, ed du Seuil, 1999, outre les reproductions, apporte une analyse approfondie des dessins, et du contexte de l’étendue des connaissances du cinéaste et des problèmes psychologiques qui l’obsédaient. 
Un dessin au retour en URSS, amalgame le musicien et la posture des « chacmols » mexicains.







Éros et thanatos

Thème central du film, la hantise de la mort, associée au sexe, longuement commentée dans les dialogues, lorsque les deux amants dansent avec des squelettes, 


Eisenstein, au Mexique




s’illustre par des visites au musée des momies, au cimetière, et des inserts de documents d’époque: Eisenstein et le crâne, 



Que Viva Mexico










fragments de tournage de Que Viva Mexico, enfin le cortège du traditionnel Jour des Morts avant le départ définitif.





Dans le film, un tryptique.

Le théâtre du lit

La scène centrale

Le décor des scènes d’intérieur dont celle centrale du film, de dépucelage par le guide,  illustre la démesure usuelle de Greenaway dans la scénographie du lit. 
Goltzius.



Clown blanc écroulé, comme le margrave de Goltzius  en référence à une lee référence aux oeuvres .







On renvoie aussi bien à La Ronde de Nuit ,  qui ouvre sur le lit de Rembrandt, qu’aux scènes « bibliques » de Goltzius et la compagnie du Pélican; (lire un article de la revue Art Press, n.° 408, fev. 2014),







Les adieux au sommet des pinacles.

Le lit est un théâtre emboité dans un théâtre, Ici le théâtre est transformé en hôtel, l’atrium devient chambre à coucher, avec ou sans baldaquin, centre géométrique d’un cube qui architecture les séquences d’intérieur. 








Le ventre de l'architecte


Dans Le ventre de l'architecte, Le Panthéon à Rome faisait décor pour une dernière "Cène". Obsédé par son nombril, plus que par son pénis.

Ailleurs dans Eisensteinla scène devient une arène circulaire ou mouvement de caméra;  toujours la référence à un principe de géométrie et de perspective centrale spécifique aux principes de Greenaway.



La figure du clown

L’ Eisenstein de Greenaway, tel que le joue l’acteur Elmer Bäck, dans sa gesticulation et l’excès vise à dépasser ou exorciser les angoisses.

Clown blanc écroulé, comme le margrave de Goltzius  en référence à une leçon d’anatomie de Rembrandt / ou un Christ mort ; Toujours une référence aux oeuvres .

Goltzius.


Transposer la tragédie dans la forme du burlesque fut l’essence du cinéma de Charlie Chaplin. La rencontre à Hollywood d’Eisenstein  et de Charlot fait référence ici, et si Eisenstein cinéaste n’a jamais utilisé cette forme, en revanche, Grigori Alexandrov aura choisi cette piste dans ses films soviétiques.


Eisenstein et Alexandrov

Alexandrov, au Mexique; au centre la Frida du film.

Lors du tournage de Que Viva Mexico, Eisenstein était accompagné de son caméraman Edouard Tissé et de son assistant, Grigori Alexandrov (1903-83).  Scénariste et co-réalisateur d’Octobre en 1927, et de la Ligne Générale en 1929.
Les bobines de Que Viva Mexico, restées aux États Unis, ne furent jamais montées après le rappel en URSS d’Eisenstein en 32.

Alexandrov devant les bobines de Que Viva Mexico

Ce n’est que plus tard qu’ Alexandrov se chargea d’un montage sans doute très éloigné du projet d’Eisenstein. Dans sa version, on peut voir un prologue commenté par Alexandrov au début du film; le découpage s’articule en une partie « touristico-ethnographique » issue des repérages de sites archéologiques et de campagnes peuplées d’agaves géants, des processions traditionnelles, puis d’une série de séquences mettant en scène le drame politique,  révolte et massacres de paysans lors de la révolution mexicaine des années 17-28,  encore proche.

Images choc de visages en gros plan où l’on reconnait la possibilité de l’intention d’Eisenstein. Point de montage dialectique. L’accompagnement musical de la version est d’une mouture corrida que la pire série des Zorro aurait à peine toléré, bref…
Il en reste la violence plastique et symbolique des plans de mort, crânes et squelettes qui ont fasciné Greenaway et qu’il réutilise dans le théâtre intime de la chambre.

Le cinéma d'Alexandrov

Au retour du Mexique, Grigori Alexandrov rompt avec Eisenstein, le soupçon (fondé selon les biographes) d’homosexualité l’oblige à se faire discret au risque de l’emprisonnement.


Les musiciens ruraux
Son film réalisé en 1934 : « Les joyeux garçons » , n’a rien de très « gay », c’est un vrai burlesque débridé, en trois parties: le berger musicien, à la suite d’un quiproquo, envahit avec son troupeau une résidence bourgeoise,  (la prise du Palais d’Hiver revu et corrigé ?), le même dirige, par erreur, façon Charlot, un orchestre symphonique. 

Chopinade..









La bande clochardisée





Convoi musical









Puis à la tête d’un band, mi fanfare, mi jazz, l’orchestre « de L’Amitié » se produit « au BolchoÏ », troupe de clochards dépenaillés dans un décor très hollywoodien de pacotille. 
Le cinéaste cite aussi « Entracte »  le corbillard. Orlova apparait en désopilante statue de la Liberté dans les grands escaliers au milieu des girls. Fin en chanson vaguement patriotique.


Un Charlot


Le Cirque, 1936, 

Très inspiré de Charlot, rencontré avant le Mexique, la figure secondaire du clown accompagne quelques séquences. 


Allégorie de la conquête de l’espace, comme extension de l’empire soviétique, déjà traitée dans Aélita de Protozanov, 1924, un motif des débuts de cinéma, depuis Méliès et que Fritz Lang traita dans La femme sur le lune, 1929, 


Gloire à l'aéronautique !


et à l'arme de guerre



Le héros volant, superman?


Vers la Lune...


























Les numéros de la femme canon, acrobate propulsée sur une lune en cerceau et de l’homme volant sous le chapiteau mobilisent l’arène, quand le soap opéra se joue en coulisses, le rapt de l’enfant noir de l’acrobate, une première très anti-conventionnelle. 


Les girls décorent un gâteau géant où atterrissent des parachutistes..

"Hollywood rouge"




Par allégeance au pouvoir, le film se clôt par un défilé militaire autour des photos géantes de Staline.



Tourné en noir et blanc, une version colorisée est visible sur le net.
Mais  Staline n’apprécia que peu de temps ce genre. Alexandrov tournera après la guerre des films historiques, Glinka, Lenine en Pologne.
Dans ces deux films, Lioubov Orlova, son actrice, amie et épouse (en blanc) joue le rôle principal.
Elle se livre aussi , quelque part, à un tango avec un squelette de labo d’anatomie.




Alexandrov, fiction: 

En 2007, après la glassnost et une libération relative du régime, le cinéaste ukrainien Igor Minaiev, auteur de Rez de Chaussée , 1989 , de l’Inondation, 1994, Les Clairières de Lune, 2002, sorti en 2009,  réalise 
« Loin de Sunset Boulevard », 

coproduction franco-russe. Le film n’est pas sorti là-bas. Gros succès critique en France.






Ce film à grand spectacle dans un style comédie musicale hollywoodienne, et en même temps très ancré dans l’évocation du régime soviétique homophobe de la période stalinienne (ce qui justifiera l’emprisonnement de Paradjanov et qui n’a pas vraiment cessé), se base sur l’histoire fiction d’un réalisateur - dans le film Constantin Dalmatov-  qui revient à Moscou accompagné de son ami /amant et maître le réalisateur célèbre Mansourov, deux pseudos qui cachent les deux personnes  d’Alexandrov  et d’Eisenstein, lequel dans ce scénario meurt, selon son délire, empoisonné. (le gros plan « café » de Greenaway est une peu-être une allusion).

Nouvel avatar du biopic, le réalisateur des burlesques n’est autre que le double de Grigori, « Grisha » Alexandrov, contraint à un mariage blanc avec son actrice fétiche,  s’il veut tourner des films plutôt  que le chantier du métro ou la sibérie, et constamment menacé par la police politique.

Entre double fiction critique et superbe mise en scène, ce film construit une vision inédite du cinéma des années trente, et de l’activité des studios soviétiques. 
La propagande s’y montre fort ironique dans le rapport texte/image.  Le petit Noir a grandi et s’incarne dans le danseur/chanteur des duos sur fond de neige.


Les transpositions de séquences du cirque sont actualisées, l'astronaute descend en parachute. La construction du métro héroïsé.
Ce "Temple souterrain de l'empire soviétique" avait fait l'objet d'un documentaire réalisé par Minaiev en 91.

Tout est tourné en studio, et les coulisses sont le lieux des pires délation, surveillance et arrestation d'acteurs et techniciens.





Depuis ce film, Minaiev, vit en France, mais point de nouvelles créations à ce jour ??




Fin du roman à épisodes.

Pour l’art des années 15/30 Greenaway prévoit un Brancusi (qu’appendront nous sur le sexe de Melle Pogany) et un Koskoska , (quid de ses relations avec sa poupée). Suspense pour historiens de l’art;  en attendant, mieux vaut visiter les musées…


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