dimanche 21 février 2016

CINEMA CORÉEN, ART et Politique

Art, politique et histoire:


Émeutes à Kwangjiu, 1980, dans Le Vieux Jardin.
Nombre des films coréens, (vus ou revus à l’occasion du récent Festival Travelling Séoul à Rennes)  s’inscrivent dans un contexte historique précis. 
L’occurence de la présence de l’art, incarné par un ou plusieurs personnages des films, n’est qu’un des indices d’une culture profondément ancrée dans la formation des artistes et plus généralement des élites du pays depuis des siècles. Ce privilège des classes supérieures, la caste des yangban  héritée de l’ère Choson n’a pas disparu.

Lee Jong-gu: peinture/collage, 1985.

L’attachement au patrimoine et aux pratiques culturelles vaut pour l’affirmation d’une identité coréenne; le pays ayant subi pendant des siècles les nombreuses invasions des voisins, avant de gagner une autonomie de république en 1947, après la guerre de Corée,   puis d’être soumis à des régimes dictatoriaux, des coups d’état successifs, à la répression des intellectuels et des étudiants et des ouvriers. 

L’emprise des États Unis, qui permit le développement de l’économie sous le régime de  Park Chung-hee   impose à son tour une culture  « internationale ». Assassiné en 79, voir The President’s last bang de Im Sang-soo, 2002 , qui fut en partie censuré. Ce même président en revanche investit massivement dans la restauration des sites historiques des anciens centres religieux, sans doute aussi à des fins touristiques. 




Manif anti américaine en 1988





On voit,dans les films tournés après 1980,
 les effets de l’engagement des cinéastes qui ont vécu les événements dans les films tournés après l'importation massive du cinéma américain. 
Quitte à déplacer le contenu sur des genres apparemment non contestataires.
Im Kwon-taek






La manifestation des  « crânes rasés » en 1988 et en public devant la cathédrale,  des réalisateurs et acteurs témoigne des mouvements d’artistes cinéastes contre les quotas imposés lors des échanges économiques avec les USA. Im Kwang-taek, fut le premier à se faire raser. Un documentaire monté en 1999 est visible sur le bonus de Ivre de femmes et de peinture.



Beaucoup de films récents s’attachent aux difficultés des cinéastes en herbe, et aussi aux méthodes d’accès au métier d’enseignant, car plus que le diplôme, la pratique du dessous de table ou de gâteau fourré offerts au professeur est fondamental. 
Le délicieux Barking Dogs never bite, de Bong Joon-ho, 2000 en est une désopilante illustration.  (C’était bien longtemps avant  Snowpiercer).
Ayant dirigé quelques masters d’étudiants coréens, leur faire perdre la tradition du cadeau à chaque rendez-vous fut quasi impossible, mais ensuite, lors d’un voyage en Corée, leur présence enrichissante comme guides m’a permis de voir le pays de l’intérieur. (voir blog Carnets de voyages.)

LE PASSÉ:

Dans un ordre des références à l’histoire, quelques films, ou l’art et les artistes (de fiction) témoignent de l’histoire passée et récente de la Corée:

Ivre de femmes  et de peinture , Im Kwon-taek, 2002.


L’histoire du peintre Ohwon, fin XIXè , se situe en temps de  guerres intérieures entre Japonais et Chinois, à la fin de l’ère Choson, le royaume s’écroula sous l’occupation japonaise en 1905.


Jeune et très doué, le jeune artiste cherche un professeur, mais comme roturier, estrejeté par les Académies,  avant qu’un maître confucéen, porteur aussi d’une culture artistique chinoise ne le prenne en amitié.  On suit l’ascension sociale au changement des coiffes de crin de cheval. 



Comme tout prototype d’artiste « maudit » violent et novateur, Ohwon est contemporain de tous nos artistes de biopics; le parcours entre errance dans des paysages conformes à la peinture, amours des concubines, les kinsaeng, et beuveries, amène l’artiste à des conflits avec les pouvoirs, 

  


ce qui permet de situer les luttes entre chinois et japonais, ainsi que les massacres de chrétiens dans la deuxième moitié du XIXé.



Le film entier se lit comme une cours de peinture; les motifs traditionnels, pour ou contre l’inclusion du texte calligraphié, et la volonté de comprendre l’essence spirituelle de la nature. 







Tourné dans les villages "folkloriques" qui parsèment la Corée, les architectures peuvent se visiter; les traditions musicales, des duos flute et orgue à bouche  s'y produisent aussi




Tous les enseignants du département peinture orientale de l’université ont prêté leur main à Choi Min-sik pour l’exécution des divers styles de peinture. La catégorisation des genres est encore très stricte, telle qu’un ami a pu en subir les conséquences.


Un "vrai peintre"







Séjournant en Corée il y a quelques années, j’ai pu croiser un de ces artistes à l’ancienne en tenue anachronique. 



PASSÉ RÉCENT

Traitant des questions politiques des années 70/80, plusieurs films s’inscrivent dans des évocations rétroactives des événements. Une tolérance nouvelle.

La pègre, d’Im Kwon-taek encore, 2004, traite du rôle des mafias dans la lutte des partis entre 50 et 70. 

Chil-su et Mansu, Park Kwang-su, 1988 :

Une comédie, dans sa première partie, qui devient critique engagée dans la seconde met en scène deux artistes peintres décorateurs d’affiches de cinéma ou à défaut en bâtiment.

Le film se situe dans les premières années de diffusion du cinéma américain: Chil-su, jeune fanfaron en Jeans et T shirt au drapeau US s’identifie à James Dean, ou Marlon Brando an choix : 
Sur un cinéma, la Fureur de vivre, en affiche dans l’atelier, Le Parrain ; des dates clés.
Rompant avec son patron, squatte chez un collègue, Mansu,  qu’il tente de faire passer pour un peintre français (une caricature ironique, béret, pipe et blouse blanche) lorsqu’il tente de courtiser une charmante bourgeoise.

Engagés finalement pour réaliser un panneau publicitaire très Sea, sex and Sun Pop Art au sommet d’un building, dans le quartier sud en construction, les deux compères par jeu se perchent sur l’échafaudage; soupçonnés de grève, de manifestation politique ou de suicide, selon les spectateurs, ils sont menacés par tous les représentants du pouvoir: le patron payé par l’industrie de la boisson  « Buvez moins » (quand dans tous les films on picole un max), leur bouteilles sont confondues avec des cocktails molotov, , la police puis l’armée intervient. 

Une fin amère qui témoigne de la répression permanente des années 70/80.

La culture française est citée lorsque Chil-su affuble une pin-up géante de moustaches à la Joconde de Duchamp, puis à la fin quand Mansu, harcelé par la police, qui lui signifie qu’on sait que son père est en prison depuis 37 ans, se jette tel « Le saut dans le vide »  d’Yves Klein, sur fond bleu.



Le Vieux jardin, Im Sang-so, 2007
Adapté d’un roman, le double scénario d’une histoire d’amour déchirante et de l’évocation des massacres d’étudiants et d’ouvriers dans la ville de Gwangjiu en 1980, le film balance par flash back entre passé et présent. 

Le couple, remontage.


Le jeune manifestant condamné à vie sort de prison après dix sept ans et retrouve la trace de l’amie amante défunte qui l’avait caché dans les montagnes. 
La jeune peintre travaillait d’après des photographies, mémoire des êtres disparus. 
Détail du dessin en cours.




Cette technique très académique poursuit la tradition du portrait. Le dessinateur Cho Duk-yun, cité au générique, sort des écoles d’art où enseigne un professeur, rencontré aussi à Séoul. Lee Jong-gu, (supra, une peinture politique, d'avant)


Kim Ho-suk : Histoire de la démocratisation, Biennale 2000






La ville de Gwangjiu organise depuis plusieurs années une Biennale d’Art contemporain, qui fut quelque peu contestée, où s’exposent des artistes internationaux et des artistes coréens qui traitent encore des mouvements en faveur de la démocratisation du pays.













CONTEMPORAINS

Les films des années 2000/10 dans une forme plus «soft », très marquée par le cinéma français, mettent en scène des artistes.

Affiche alléchante
Dans l’oeuvre de Hong Sang-soo, les protagonistes sont principalement des cinéastes ou étudiants en cinéma, à la recherche de leur identité mais aussi d’un emploi. (Sunhi, 2014)

Night and day, Hong Sang-soo, 2007

Un jeune peintre  « de Ciels » , s’exile à Paris pour des raisons politiques, et rencontre des étudiantes coréennes en art. Affaires de coeur et de sexe, on voit au passage, « L’origine de Monde » de Courbet. Même si Hong Sang-soo préfère Cézanne.



Un jour avec, un jour sans, Hong Sang-so, 2016

Néo rayonnisme après Robert Delaunay
La rencontre d’un cinéaste et d’une jeune femme peintre, donne lieu a deux versions du sens de l’engagement.  La peinture vue dans le premier volet est signe d’une recherche de l’avenir comme ouverture. Dans le deuxième volet, avec un changement d’angle de 30° de la caméra, et de couleur de la palette, elle devient la "marque obsessionnelle d’un refus de la réalité". La consommation de soju varie. Dans le café-librairie, une affiche de Magritte, et du film Boy meets Girl. Carax 84. 



L’art est toujours un embrayeur pour une position éthique. Une petite visite au patrimoine architectural renforce cette recherche d’authenticité, l’alcool y contribue aussi.

DE l’HORREUR

Les traditions se perdant, et en concurrence avec le cinéma américain, les coréens s’emparent, comme leurs voisins japonais, de la filière thriller horrifique. souvent très supérieurs…
Plus violent tu meurs, de Old Boy , Park Chan-wook,  à The Murderer, No Hong-jin, toujours la corruption du pouvoir, des trafiquants et l’arbitraire des incarcérations, jusqu'aux blockbusters comme Snowpiercer,   on sait où se situe le dictateur qui opprime les peuples.

La sixième victime,    Chang Yoon-Hyun, 1999

Histoire d’artistes, et de tueurs, la peinture occidentale n'était pas avare de martyrs et de sadisme.
Gérard David, 



Dès le générique, une peinture flamande , Le  «Châtiment de Sysamnes », un  juge châtié pour corruption  de Gérard David, 1498, Musée de Gand, revu, recopié et recadré sert de fil conducteur  au dépeçage des corps des anciens amants de la jeune peintre, lisse et blanche (coté vestimentaire) et travaillant dans un musée.



La fille, par le père.









 Elle est fille d’un peintre célèbre (disparu, mais ?) qui fut incestueux et violent. (allusion au père de la nation?).  Quelques années après Seven, Fincher, 95, le /la psychopathe, les sacs sanglants, les poursuites de voitures sous le déluge et autres poncifs de puzzle policier (un gentil courtois policier) n’excluent jamais la piste des oeuvres.  Portrait très Ophélie de la fille, ailleurs au mur des reliefs d’un artiste oublié mais vu à Paris. Les vitrines de congélation garantissent le versant ultra contemporain de l’art….

Postface:

Kang Gilseong au travail
Un ami artiste disparu travaillait sur un motif issu de la tradition , La pierre, que l'on voit révérée dans les jardins, et aussi dans une séquence de Ivre de femmes et de peinture, dans un esprit contemporain: Kang Gilseong m'avait initiée au concept de QI, et de l'énergie spirituelle du geste. Hommage lui soit rendu, un peu tard.

Par la pierre, 2001













mardi 16 février 2016

LE SCANDALE PARADJANOV


Le « scandale » du titre vise à attirer l’attention du public sur un cas de censure politique de la période soviétique visant cet artiste majeur. Mais combien d'autres?




Réalisé par Serge Avedikian en 2015, ce biopic consacré au cinéaste géorgien, 1924-1990, est d'une part totalement conforme à la vie du créateur, et d'autre part très troublant par la ressemblance physique du réalisateur/acteur et de son modèle.
Paradjanov


Avédikian













Une identification « héroïque » soutenue par l’appartenance arménienne d’Avédikian, et la culture que Paradjanov illustra dans son film Sayat Nova, la couleur de la grenade, en 1968, et dont le musée à Erivan, capitale de l’Arménie conserve l’essentiel des collections d’oeuvres. (voir archives, Carnets de Voyage et Cinéma, nov 2012)


Montage photographique d'Avédikian.

Assemblage, portrait du Père
Dès le générique, les images des oeuvres, assemblages, collages et dessins pointent la double pratique de Paradjanov, le dessin fut un exutoire en prison. L’assemblage constitue toujours une reconstruction de la mémoire, et une réserve d’imaginaire. Le cinéma déploie ces sources dans une temporalité dynamique.

Dessin de prison





Vu en salle confidentielle (pas sorti en dvd et critiques assez peu enthousiastes), le biopic sur un personnage connu des spécialistes et des cinéphiles, très conforme au réel de la vie de Paradjanov, s’attache aux épisodes de la vie de l’artiste contestataire, depuis les  premiers tournages jusqu'à sa consécration tardive en France. Un bon moyen d’en savoir plus, et de revoir les films.




Les Chevaux de feu, film réalisé en Ukraine, en 1964, situé dans des Carpates des marges de l’empire soviétique, cette oeuvre fit date   par sa rupture avec les conventions soviétiques et obtint un succès international. On se souvient du choc lors du jet de sang sur l'objectif.




Sayat Nova, incrustation.


Avédikian s’incruste dès lors dans les prises de vue du tournage.
De la même façon, dans des images de Sayat Nova, il figure un personnage de plus dans les montages très empreints de la miniature arménienne. 




Sayat Nova.
Comme toute biographie filmée, la vie intime, la rupture avec sa femme, puis le motif central, l’incarcération de Paradjanov par le pouvoir soviétique, en raisons de son homosexualité, et sans doute la non conformité au programme politique des studios, occupent le centre du récit.
Dessins de prison.


Paradjanov, condamné lors d’un voyage à Kiev; de 74 à 77, purgea une peine dans une prison de haute sécurité, relâché sous la pression d’Aragon et quelques autres artistes européens, fut assigné à résidence à Tbilissi.

On note qu’à chaque épisode, la système chromatique se modifie, des rouges on passe au vert de gris des prisons puis à nouveau au contexte bigarré de la Géorgie.

La documentation très exhaustive collectée dans la maison de Tbilissi, lieu du tournage de la dernière partie du film et au musée d’Erevan, et par les sources des relations, permet à Avedikian, qui l’avait rencontré en 83, de « remonter » les épisodes suivants:



Paradjanov et un ami.
La maison de Tbilissi



Visites de ses amis, de cinéastes,  Marcello M, fait une apparition, -il entretenait des relations avec Pasolini au plan filmique-  la vie quotidienne, les bricolages, et quelques colères et beuveries ordinaires. 

Avédikian sur le tournage 



Après une nouvelle incarcération en 82, Paradjanov put reprendre quelques réalisations à teneur poétique de récits géorgiens des siècles passés.







La légende de la Forteresse de Souram; 1984, ou l’histoire du jeune homme emmuré pour préserver la ville. (allégorie?)
Achik Kerib, conte d’un poète amoureux, 1987, fut dédié à Andrei Tarkovski, (1932-86) autre géniale victime de la censure. Ses films comme Andrei Roublev, 1966, situé dans un moyen âge chaotique (bien avant la révolution de 1917, la ligne obligatoire du parti) puis Le Miroir, 74 ou Le Sacrifice, 86, réalisé après son exil en Italie puis en France obtinrent une reconnaissance internationale. Tarkovsky, dessinateur préparait ses films, tous nourris de références artistiques. Deux destins similaires donc.

Sayat Nova; une mort annoncée.
Paradjanov réalisa aussi quelques documentaires dont un consacré au peintre géorgien  Pirosmani. (voir blog, nov 2012)
Le système politique avait changé, le président de Géorgie l’a soutenu et il obtint des visas de sortie, pour soins en France , il meurt à son retour en Arménie.  
Pub: achetez le coffret, si ce n’est déjà fait, sublime, pour une ile déserte.

Paradjanov, collage, 1985: "J'ai vendu ma datcha"

samedi 6 février 2016

QUE VIVA EISENSTEIN et Alexandrov

Eisenstein. chez  Peter Greenaway. 


L'acteur Elmer Bäck et les photos d'Eisenstein
Cinéaste mais aussi peintre et dessinateur, chacun de ses films est précédé d’études graphiques, de collages.
Collage pour Le Ventre
de L'architecte.
Dans son premier film, Meurtre dans un jardin Anglais, il s’incarnait, du moins par ses dessins, dans un artiste anglais du XVIIIè siècle, 

Goltzius, incrustations en triptyque de dessins de G.












puis Goltzius, graveur maniériste du XVIIe, une l’hypothétique séries de gravures sur les perversions bibliques, en passant par l’évocation de Boullée dans le Ventre de l’Architecte
Autant d’identifications héroïques, selon les psychanalystes?

Dernier opus en date consacré aux artistes, Eisenstein:
Greenaway avait longuement travaillé depuis ses années d’école d’art sur la production soviétique dans les archives de Moscou et de Saint-Petersbourg. 
Ses connaissances, quasi encyclopédiques en histoire de l’art, l’ont aussi porté vers l’étendue des connaissances d’Eisenstein, qui fut aussi enseignant.


Prologue du film
Fasciné par les questions du montage, Greenaway abandonne les systèmes numériques d’enchâssement d’images de provenances variées, dessins, peintures, textes, entamés depuis Prosperos’ Book, 1990, hypersaturés dans Goltzius, 2014, au profit d’une construction narrative  presque plate soutenue par des triptyques à fonction didactique.







Comme souvent, un narrateur «off » introduit le récit, que le héros reprendra à plusieurs reprises pour évoquer ses rencontres, situer les personnages, et témoigner de la censure qui frappe les créateurs en URSS.











Autant de sources iconographiques, à l’usage du spectateur ou des interlocuteurs, déroulés à une vitesse qui dépasse la capacité d’enregistrement dudit spectateur. (par chance le Dvd…)

Le trio dans le film
Dans sa tournée en Europe entre 28 et 30, avant de partir à Hollywood puis au Mexique,   accompagné d’Edouard Tissé son caméraman et de Grigori Alexandrov, son assistant, Eisenstein a rencontré les personnalités du monde artistique berlinois puis parisien, tous sont cités (photos en triptyque) dans le film, et aussi les boites à matelots de Toulon.

Aux États Unis, il rencontre Charlie Chaplin, les studios, les refus pour motifs politiques, avant que l’écrivain Upton Sinclair ne lui trouve un financement pour tourner au Mexique, où il rencontre les peintres muralistes Rivera, Orozco et Siqueiros. auteurs de fresques  politiques, et la jeune Frida Kahlo.






De la production créatrice d’Eisenstein pour Que viva Mexico, on ne voit que quelques apports d’images, au profit d’inserts, surtout du Cuirassé Potemkine ,








en triptyque ou en fond d’opéra, au dessus de l’orchestre. Le film entier se construit sur le montage de partitions de Prokofiev, par anticipation ou rappel de son rôle pour celle d’Alexandre Nevski.


Sous le titre original  « Eisenstein à Guanajuato »,
dans son approche « historique » et plus encore réductrice de l’épisode mexicain, Greenaway fictionne la «révélation érotique», épisode central du film, de la nature jusque-là frustrée, ce que Eisenstein avoue dans ses Mémoires et qui lui a fait s’informer sur la psychanalyse, mais bien plus sur les


Fragments de Codex Azteques

mythologies et les cultures ethnographiques dont le guide Palomino Canedo, Luis Alberti , ironiquement qualifié d'étalon par Mme Sinclair- est spécialiste.









Dans cette fiction finalement formaliste, rien dans le montage ne se calque sur la collision dialectique des films d’Eisenstein; néanmoins le spectateur aura révisé l’histoire, et le rôle (ici au téléphone) de sa secrétaire et amie  Pera Atcheva. Grigori Alexandrov reste dans les coulisses…
Eisenstein au retour en URSS fait comme Alexandrov, une sorte d’allégeance au régime et réalise les sagas historiques  Alexandre Nevski,1938 puis Ivan Le terrible, 1944,  (qui aura quelques problèmes, bien que supposé incarner le chef suprême); ses amis musiciens Prokofiev et Chostakovitch observent les mêmes stratégies. 


L'amour vainqueur.
Les Dessins:

Dès le début du film, une séquence découvre dans les bagages d’Eisenstein des photos de tableaux du Caravage, qualifiés d’obscénités; 
ce peintre est très souvent convoqué pour ses tableaux d’éphèbes plus que pour les sujets religieux. Voir le biopic  Caravaggio de Derek Jarman, 1985.
« L’amour vainqueur », 1602, (156x113 cm, Musée de Berlin) est ainsi théâtralisé. 

Trois pages de carnets, 1930

Le réalisateur insert quelques uns des dessins érotiques d’Eisenstein, comme un argument de son choix scénaristique: la dénonciation de la sodomie dans l’église, avant la révélation, puis comme ciel de lit des amants, enfin quelques croquis réalisés « en direct ». 




Dessin 1931
Dessin 1931, mis en animation.


















Ces dessins libres et synthétiques allient l’influence du constructivisme des années 20 où Eisenstein collabora à des pièces de théâtre, dont Le mexicain, pour Meyerhold, 1920, cité dans le film

Eisenstein, Le Mexicain, 1920










 et la simplification du trait dans les dessins animés - sa sympathie pour Walt Disney coexistait avec la connaissance des arts et de la littérature en France dans les années vingt et trente qu’il eut l’occasion de rencontrer. Cocteau est cité, dont les dessins à main levée offrent la même ligne synthétique.




"Air de danse russe", 24.7.1932





L’ouvrage de Jean Claude Marcadé: S.M. Eisenstein, Dessins secrets, ed du Seuil, 1999, outre les reproductions, apporte une analyse approfondie des dessins, et du contexte de l’étendue des connaissances du cinéaste et des problèmes psychologiques qui l’obsédaient. 
Un dessin au retour en URSS, amalgame le musicien et la posture des « chacmols » mexicains.







Éros et thanatos

Thème central du film, la hantise de la mort, associée au sexe, longuement commentée dans les dialogues, lorsque les deux amants dansent avec des squelettes, 


Eisenstein, au Mexique




s’illustre par des visites au musée des momies, au cimetière, et des inserts de documents d’époque: Eisenstein et le crâne, 



Que Viva Mexico










fragments de tournage de Que Viva Mexico, enfin le cortège du traditionnel Jour des Morts avant le départ définitif.





Dans le film, un tryptique.

Le théâtre du lit

La scène centrale

Le décor des scènes d’intérieur dont celle centrale du film, de dépucelage par le guide,  illustre la démesure usuelle de Greenaway dans la scénographie du lit. 
Goltzius.



Clown blanc écroulé, comme le margrave de Goltzius  en référence à une lee référence aux oeuvres .







On renvoie aussi bien à La Ronde de Nuit ,  qui ouvre sur le lit de Rembrandt, qu’aux scènes « bibliques » de Goltzius et la compagnie du Pélican; (lire un article de la revue Art Press, n.° 408, fev. 2014),







Les adieux au sommet des pinacles.

Le lit est un théâtre emboité dans un théâtre, Ici le théâtre est transformé en hôtel, l’atrium devient chambre à coucher, avec ou sans baldaquin, centre géométrique d’un cube qui architecture les séquences d’intérieur. 








Le ventre de l'architecte


Dans Le ventre de l'architecte, Le Panthéon à Rome faisait décor pour une dernière "Cène". Obsédé par son nombril, plus que par son pénis.

Ailleurs dans Eisensteinla scène devient une arène circulaire ou mouvement de caméra;  toujours la référence à un principe de géométrie et de perspective centrale spécifique aux principes de Greenaway.



La figure du clown

L’ Eisenstein de Greenaway, tel que le joue l’acteur Elmer Bäck, dans sa gesticulation et l’excès vise à dépasser ou exorciser les angoisses.

Clown blanc écroulé, comme le margrave de Goltzius  en référence à une leçon d’anatomie de Rembrandt / ou un Christ mort ; Toujours une référence aux oeuvres .

Goltzius.


Transposer la tragédie dans la forme du burlesque fut l’essence du cinéma de Charlie Chaplin. La rencontre à Hollywood d’Eisenstein  et de Charlot fait référence ici, et si Eisenstein cinéaste n’a jamais utilisé cette forme, en revanche, Grigori Alexandrov aura choisi cette piste dans ses films soviétiques.


Eisenstein et Alexandrov

Alexandrov, au Mexique; au centre la Frida du film.

Lors du tournage de Que Viva Mexico, Eisenstein était accompagné de son caméraman Edouard Tissé et de son assistant, Grigori Alexandrov (1903-83).  Scénariste et co-réalisateur d’Octobre en 1927, et de la Ligne Générale en 1929.
Les bobines de Que Viva Mexico, restées aux États Unis, ne furent jamais montées après le rappel en URSS d’Eisenstein en 32.

Alexandrov devant les bobines de Que Viva Mexico

Ce n’est que plus tard qu’ Alexandrov se chargea d’un montage sans doute très éloigné du projet d’Eisenstein. Dans sa version, on peut voir un prologue commenté par Alexandrov au début du film; le découpage s’articule en une partie « touristico-ethnographique » issue des repérages de sites archéologiques et de campagnes peuplées d’agaves géants, des processions traditionnelles, puis d’une série de séquences mettant en scène le drame politique,  révolte et massacres de paysans lors de la révolution mexicaine des années 17-28,  encore proche.

Images choc de visages en gros plan où l’on reconnait la possibilité de l’intention d’Eisenstein. Point de montage dialectique. L’accompagnement musical de la version est d’une mouture corrida que la pire série des Zorro aurait à peine toléré, bref…
Il en reste la violence plastique et symbolique des plans de mort, crânes et squelettes qui ont fasciné Greenaway et qu’il réutilise dans le théâtre intime de la chambre.

Le cinéma d'Alexandrov

Au retour du Mexique, Grigori Alexandrov rompt avec Eisenstein, le soupçon (fondé selon les biographes) d’homosexualité l’oblige à se faire discret au risque de l’emprisonnement.


Les musiciens ruraux
Son film réalisé en 1934 : « Les joyeux garçons » , n’a rien de très « gay », c’est un vrai burlesque débridé, en trois parties: le berger musicien, à la suite d’un quiproquo, envahit avec son troupeau une résidence bourgeoise,  (la prise du Palais d’Hiver revu et corrigé ?), le même dirige, par erreur, façon Charlot, un orchestre symphonique. 

Chopinade..









La bande clochardisée





Convoi musical









Puis à la tête d’un band, mi fanfare, mi jazz, l’orchestre « de L’Amitié » se produit « au BolchoÏ », troupe de clochards dépenaillés dans un décor très hollywoodien de pacotille. 
Le cinéaste cite aussi « Entracte »  le corbillard. Orlova apparait en désopilante statue de la Liberté dans les grands escaliers au milieu des girls. Fin en chanson vaguement patriotique.


Un Charlot


Le Cirque, 1936, 

Très inspiré de Charlot, rencontré avant le Mexique, la figure secondaire du clown accompagne quelques séquences. 


Allégorie de la conquête de l’espace, comme extension de l’empire soviétique, déjà traitée dans Aélita de Protozanov, 1924, un motif des débuts de cinéma, depuis Méliès et que Fritz Lang traita dans La femme sur le lune, 1929, 


Gloire à l'aéronautique !


et à l'arme de guerre



Le héros volant, superman?


Vers la Lune...


























Les numéros de la femme canon, acrobate propulsée sur une lune en cerceau et de l’homme volant sous le chapiteau mobilisent l’arène, quand le soap opéra se joue en coulisses, le rapt de l’enfant noir de l’acrobate, une première très anti-conventionnelle. 


Les girls décorent un gâteau géant où atterrissent des parachutistes..

"Hollywood rouge"




Par allégeance au pouvoir, le film se clôt par un défilé militaire autour des photos géantes de Staline.



Tourné en noir et blanc, une version colorisée est visible sur le net.
Mais  Staline n’apprécia que peu de temps ce genre. Alexandrov tournera après la guerre des films historiques, Glinka, Lenine en Pologne.
Dans ces deux films, Lioubov Orlova, son actrice, amie et épouse (en blanc) joue le rôle principal.
Elle se livre aussi , quelque part, à un tango avec un squelette de labo d’anatomie.




Alexandrov, fiction: 

En 2007, après la glassnost et une libération relative du régime, le cinéaste ukrainien Igor Minaiev, auteur de Rez de Chaussée , 1989 , de l’Inondation, 1994, Les Clairières de Lune, 2002, sorti en 2009,  réalise 
« Loin de Sunset Boulevard », 

coproduction franco-russe. Le film n’est pas sorti là-bas. Gros succès critique en France.






Ce film à grand spectacle dans un style comédie musicale hollywoodienne, et en même temps très ancré dans l’évocation du régime soviétique homophobe de la période stalinienne (ce qui justifiera l’emprisonnement de Paradjanov et qui n’a pas vraiment cessé), se base sur l’histoire fiction d’un réalisateur - dans le film Constantin Dalmatov-  qui revient à Moscou accompagné de son ami /amant et maître le réalisateur célèbre Mansourov, deux pseudos qui cachent les deux personnes  d’Alexandrov  et d’Eisenstein, lequel dans ce scénario meurt, selon son délire, empoisonné. (le gros plan « café » de Greenaway est une peu-être une allusion).

Nouvel avatar du biopic, le réalisateur des burlesques n’est autre que le double de Grigori, « Grisha » Alexandrov, contraint à un mariage blanc avec son actrice fétiche,  s’il veut tourner des films plutôt  que le chantier du métro ou la sibérie, et constamment menacé par la police politique.

Entre double fiction critique et superbe mise en scène, ce film construit une vision inédite du cinéma des années trente, et de l’activité des studios soviétiques. 
La propagande s’y montre fort ironique dans le rapport texte/image.  Le petit Noir a grandi et s’incarne dans le danseur/chanteur des duos sur fond de neige.


Les transpositions de séquences du cirque sont actualisées, l'astronaute descend en parachute. La construction du métro héroïsé.
Ce "Temple souterrain de l'empire soviétique" avait fait l'objet d'un documentaire réalisé par Minaiev en 91.

Tout est tourné en studio, et les coulisses sont le lieux des pires délation, surveillance et arrestation d'acteurs et techniciens.





Depuis ce film, Minaiev, vit en France, mais point de nouvelles créations à ce jour ??




Fin du roman à épisodes.

Pour l’art des années 15/30 Greenaway prévoit un Brancusi (qu’appendront nous sur le sexe de Melle Pogany) et un Koskoska , (quid de ses relations avec sa poupée). Suspense pour historiens de l’art;  en attendant, mieux vaut visiter les musées…