La laiterie (film) |
Le Dentu et Zdanevitch devant La Girafe |
Pirosmani devant une enseigne. (film) |
Une exposition à Nantes en 1999 permet de mettre en rapport les peintures et le récit de la vie qu’en fait le cinéaste.
Le
peintre Georgien Niko
Pirosmanashvili, autodidacte, vivant à Tbilissi, avait
été découvert par le peintre russe Le Dentu, d’origine française et les deux
frères Zdanevitch : le peintre Kirill, et le poète Illi.
Plus connu sous
le nom de Iliazd, le poète s’installa en France en 1921, où il publia des
recueils et des critiques d’art, et fit connaître l’œuvre de Pirosmani à
Picasso. Des expositions lui ont été consacrées après 1929 en Russie.
Pirosmani : paysage (vue du film) |
Gontcharova: Le retour des champs, 1908
La peinture de Pirosmani fut ainsi reconnue et rattachée au Primitivisme, et quatre toiles furent montrées en 1913 à Moscou dans l‘exposition « La Cible ». Invité en 1916 par la Société des Artistes de Georgie, puis attaqué par la critique, il mourut dans la misère. La plupart des toiles ont disparu, le musée national de Georgie et des collectionneurs, artistes principalement, conservent la sélection que le cinéaste utilise pour et dans le film.
Le film
Film
historique sur la valorisation d’un artiste représentant l’identité de la
république georgienne (encore sous régime soviétique en 69), c’est aussi le
récit du destin type de l’artiste « maudit » de la fin du XIXè et
début XXè consacrés depuis dans le genre « biopic ». Seuls un Van Gogh et un Toulouse
Lautrec avaient été réalisés avant cette date. Si Chenguelaia les
connaissait, il ne reste du premier que la présence des toiles dans chaque
séquence, et de Toulouse -Lautrec la vision du peintre dans la guinguette où se
produit Marguerite. La
connaissance de la peinture française en Russie (à l’époque de Pirosmani) se
repère par la référence que Chenguelaia fait à Cézanne : joueurs et
buveurs attablés vus de profil : Niko ne les connaissait sans doute pas.
Les dialogues du film sont empruntés aux
mémoires du peintre Lado Goudiachvili qui rencontra Pirosmani vers la fin de sa
vie. Les anecdotes sur les rapports aux aubergistes
« commanditaires », la séance de la Société des Artistes est citée
par un écrivain dans le texte du catalogue de Nantes, ainsi que l’agonie dans
la soupente.
Pirosmani,
artiste assez énigmatique, profondément solitaire, détaché des biens matériels
est animé d’une sorte d’utopie socialisante : seule la peinture est sa raison
d’exister, une trajectoire linéaire.
Le
film se développe selon la chronologie, de l’arrivée en ville à la mort du
peintre. Cependant le moment de la révélation de l’œuvre aux deux visiteurs
intervient pour ouvrir à leur conception, la visite finale de Lado clôt le
« récit pictural ». Les contractions temporelles correspondent aux
périodes où l’on ne sait où a disparu le peintre : le temps se marque par
le grisonnement progressif du peintre et un certain palissement de la
pellicule.
Toutes
les séquences sont issues de la mise en espace des toiles de l’artiste :
composition frontale, traitement « sans perspective ». Les toiles
figurent pratiquement dans chaque scène : accrochées au mur ou en cours de
réalisation. Le sujet de certaines
peintures apparaît au détour d’un trajet : les banquets, le battage
ou « La femme au
bock ».
L’acteur
du rôle, peintre lui-même, Avtandil Varasi, est l’auteur des décors qui tirent
vers une abstraction. Le
suprématisme n’est pas loin.
Ainsi
la « laiterie », rectangle blanc hors de la ville, signalée par les
deux vaches noires et blanches symétriques condense dans deux séquences en
champ/contre champ les années
« commerciales » de Pirosmani. La rupture avec l’argent, en
donnant tout aux pauvres, comme il donnait les toiles, consacre le début de son
activité exclusive de peintre. Il rompt aussi un mariage (la fiancée n’a rien
de séduisant).
Cadrage
identique des vues de cafés et des scènes de banquet en plein air. Les
motifs : natures mortes, portraits très rigides et un bestiaire, les
vaches et les troupeaux et les cerfs. La Girafe, (1905), intrusion exotique reste la toile plus
célèbre qui revient comme un leitmotiv ou un portrait au regard
halluciné ; le Lion, emblème (peint d’après l’image d’une boîte
d’allumettes) fait référence à l’histoire de la Georgie, comme la reine Thamar
(fin du XIIe siècle) en illustre la période glorieuse.
Pirosmani
peignait à l’huile sur toile cirée noire, ou des fonds passés au noir. Les
blancs renforcent les contours des figures, la facture très visible souligne la
volumétrie des formes. L’échelle des personnages en « gros plan » n’est
pas sans évoquer la tradition des Icônes byzantines ou l’imagerie populaire du loubok (affiches et vignettes). La composition en
registres des plans de la peinture trouve un équivalent dans l’usage des
focales, ainsi la scène du départ au début du film, ou encore la scène de
mariage « aplatit » la profondeur.
La
manière dont le cinéaste éclaire les toiles dans des intérieurs sombres, et le
parti, pour les extérieurs, de simples travellings latéraux pour les
déambulations du peintre reprend le minimalisme des compositions picturales,
sans aucun effet ni mouvement de caméra ou de montage hérités de l’école
soviétique ; une esthétique
poétique régionaliste.
Le
film m’avait laissé le souvenir d’un film presque noir et blanc avec un
traitement sépia pour des extérieurs assez « photographie
pictorialiste » (c’est sans doute un effet de mauvaise copie). Le revoir
en comparant avec les peintures comme une forme de livre d’images relativise
cette idée. Noirceur d’un
destin tragique et peut-être noirceur de la situation politique d’un pays
soumis jusqu’à l’indépendance en 91.
Le
film, réalisé en 69, est contemporain du Sayat Nova de Paradjanov: Revendication d’une culture
ancestrale « régionale » (la Georgie comme l’Arménie ont gardé leur
langue et leur écriture), non soumise au laminage idéologique soviétique, ici à
travers le destin d’un oublié de l’histoire. Cependant peut-être parce que la
religion (ou la mystique) n’intervient que sur la marge (Pirosmani prolétaire
est sauvé « in extremis » le jour de Pâques, dans le film), et que
rien n’évoque les révolutions de 1905 et 1917, Chenguelaia ne subit pas le sort
de ses camarades, Paradjanov incarcéré ou Tarkovski (auteur du sublime Andrei Roublev, 1969) qui fut contraint à l’exil.
Pour
ces trois cinéastes, Chenguelaia, Paradjanov et Tarkovski, l’artiste incarne
une forme de héros qui condense l’histoire et les drames d’un pays.
« Arabesques
sur des thèmes de Pirosmani »
Le
court-métrage que réalise Paradjanov, en Georgie, en 1988, est un montage des
toiles de Pirosmani, sous la forme d’un catalogue thématique : L’histoire,
les animaux, les scènes de genre, Un pas vers l’immortalité, qui confronte
différentes toiles dans des plans frontaux composites. Dans les derniers
chapitres, le cinéaste développe en animation le motif de Marguerite (l’amour
perdu du peintre) « le bouquet de Marguerite », puis il intègre le
peintre présentant ses toiles à une musicienne accordéoniste dans un décor de
portes sur fond sonore de limonaire.
Cette « revisitation » plus baroque de l’œuvre en forme de
pantomime fait ressortir les
couleurs de la peinture de Pirosmani: des bleus lumineux, des jaunes et rouges
forts.
Paradjanov
avait déjà évoqué les scènes de banquet et les paysages avec chameaux dans
« La légende de la Forteresse de Souram » en 1984.
Cet
écart entre la narration ascétique mais empathique de Chenguelaia et la reprise
sous la forme purement plastique de l’œuvre de Pirosmani par Paradjanov met en évidence deux
dominantes cinématographiques, le récit réaliste ou la construction d’un
imaginaire, deux manières de penser le peintre comme une icône.
Film très rare.
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