mercredi 13 avril 2011

MAUDIZARTISTES : le « biopic »

Anne Kerdraon. Conférences au Quartier, Quimper, 2006. Cours à Lille3, 2008/2011


« Tout ce que je connais de la peinture, c’est Kirk Douglas dans « La vie passionnée de Vincent Van Gogh ». Woody Allen.

Dans « Tout le monde dit I love you », 2000, Woody, à Venise, répond ainsi à sa fille qui lui propose des stratégies de commentaires esthétiques, afin de séduire Julia Roberts - historienne d’art, spécialiste du Tintoret.
Cette réplique « culte » peut servir d’introduction à cette analyse rapide, un « zapping » des films consacrés aux biographies d’artistes dans le cinéma grand public.
Cette catégorie de films qu’on peut considérer comme un (sous) genre - nombre de films s’attachent aussi aux musiciens et aux politiques - rencontre un succès croissant, si l’on en juge les productions récentes, les dernières étant Klimt, de Raul Ruiz 2005, Séraphine 2008, El Greco 2009, et les reprises en salle ou sur les chaînes câblées.
La catégorie n’est pas récente car, dès le cinéma muet, les artistes font partie des héros romanesques dont l’hagiographie croise celle des hommes et femmes célèbres.
Il ne sera donc question ici que des productions de type historique-fictionnel, à l’exclusion des documentaires consacrés aux artistes, et des films sur l’art qui évoquent les enjeux et paradigmes de la création1 mais qui peuvent donner des clés de lecture pertinentes.

Dans la production des biopics, on pourrait faire deux grandes catégories : d’une part le cinéma commercial, de type hollywoodien à grand spectacle et reconstitutions, porté par un acteur phare, plus ou moins ressemblant (dans les années 50/60 Charlton Heston en Michel Ange, Kirk Douglas en Van Gogh, et en 2002, Salma Hayek en Frida Kahlo), ou des coproductions européennes réalisées avec de gros moyens et le soutien culturel des pays concernés : Cellini (G Battiato 1990), Artemisia, (A.Merlet 1997).
D’autre part un « cinéma d’auteur », dont le réalisateur vient souvent du milieu des arts plastiques et qui est soutenu par des institutions culturelles, ce qui est le cas de productions britanniques ou françaises, les acteurs sont moins connus, souvent plus vraisemblables, comme Caravaggio de Derek Jarman, ou Love is the devil de John Maybury sur Francis Bacon. Le Van Gogh de Pialat, serait un exemple intermédiaire de même que le Basquiat de Schnabel.
Plus récemment des réalisateurs et acteurs, s’engagent dans des productions qui les habitent, ce fut le cas pour Isabelle Adjani dans Camille Claudel, romantique par culture. Mais aussi contre toute idée reçue de leurs rôles usuels, Ed Harris, acteur d’action qui a passé six ans à monter et autofinancer son projet de Pollock, avec un résultat certain en Europe et un insuccès total aux États-Unis.
Ainsi le corpus des films peut-il se construire autour de quelques vingt noms, pour environ soixante titres, correspondant à des périodes bien déterminées de l’histoire de l’art : un Michel Ange, deux Cellini, quatre Rembrandt, deux Goya, deux Toulouse-Lautrec, trois Gauguin, cinq Van Gogh, trois Modigliani, trois Picasso et quelques autres, dont six femmes, sans compter les cas non ciné-géniques et les moins connus.
On doit donc considérer les raisons de ces choix, la première étant le « renom », de ces personnalités. Nathalie Heinich en analyse l’origine dans son ouvrage L’Élite Artiste2.
De nos jours comme au XIXè, la légende, le récit de vie sont liés à la littérature selon des formes romanesques ou théâtrales, les exemples développés par N. Heinich en sont particulièrement éclairants pour la construction du modèle de l’artiste.
Le nom de l’artiste valant pour image, récit et construction stéréotypée du destin et de l’histoire, la légende se construit « a posteriori » en fonction de critères de sélection qui instituent des modèles.
Si l’historicité est en principe garantie par méthodes d’enquête, des archives – l’artiste idéal a livré des mémoires (Cellini), un journal (Gauguin), des correspondances (Van Gogh) -, cette documentation est tronquée et soumise aux contraintes du scénario, les auteurs de films et les scénaristes3 retravaillant sur l’adaptation de romans et nouvelles qui ont documenté et publicité l’artiste. Le développement narratif doit satisfaire aux exigences d’une construction fluide, intelligible, a contrario de la création vécue par les artistes eux mêmes et par rétroaction du modèle ou application anachronique aux artistes de toutes périodes.
Il y aurait donc une forme invariante, alors que les études contemporaines sur les artistes multiplient les recherches iconographiques, la publication de textes et de témoignages d’époque : plus l’artiste est proche, plus les sources sont nombreuses et complexes à gérer.
Dans le film Frida, la réalisatrice utilise tous les éléments documentaires sur Frida Kahlo : journal, lettres, films, ouvrages, contexte culturel : autant de pièces à conviction qu’elle « monte » dans le récit, sans pour autant gommer la légende, mais en l’abondant : une passionaria martyre.

Cette tradition se conforte aussi du fait du système cinématographique, sur trois plans : L’économie du cinéma impose des formats et des contraintes lourdes. L’enjeu financier et l’obligation de résultat justifie le choix de « grands noms » de l’art, d’où la possibilité de « remakes ». Démonstration économique assez simple, la notoriété des artistes et valeur des œuvres étant directement liées au caractère exceptionnel de la vie et de l’œuvre des artistes, le cinéma commercial élimine d’emblée des artistes essentiels de l’histoire de l’art qui seraient restés toute leur vie dans l’atelier sans aventures particulières ou sans scandale ou visibilité publique en leur temps.
La scénarisation du récit et le classement en « genres » exige des « héros » qui doivent être « bons » dans leur caractère - même et surtout déviants par rapport à la morale usuelle. La vraisemblance, artefact du vrai, impose des lois de développement de l’action et de sa résolution. La légende recoupe les injonctions d’Aristote ( Poétique, 1454 a et b) non sans anachronisme encore : « Puisque la tragédie est imitation d’hommes meilleurs que nous, il faut imiter les bons portraitistes ; car ceux-ci, pour restituer la forme propre, tout en composant des portraits ressemblants, peignent en plus beau. De même le poète, lorsqu’il imite des hommes violents, nonchalants, ou autres caractères de ce genre doit les rendre remarquables, même s’ils ont des défauts »
Le nœud de l’action dramatique et sa résolution sont fonction des choix et de cette cohérence, d’emblée tous nos artistes seront remarquables, violents et transcendés par la qualité de leurs portraits (on rajoutera leur œuvre, mais aussi l’efficacité de la production filmique).
Le genre « biopic » tend à dévier de l’historique vers autre chose, le drame psychologique, l’action pour le XVIè, voire dans les fictions non biographiques, le polar, ou le fantastique, lui-même issu de la littérature du XIXè sur les dévoiements du créateur. Il ne saurait y avoir dans cette catégorie de comique - sauf au second degré.
Par une inversion des valeurs morales propre à satisfaire les pulsions du spectateur4 et par réévaluation posthume de la valeur artistique, on choisit les artistes qui furent qualifiés de « maudits ». Ce qui n’exclut pas qu’il y ait dans le corpus de mauvais films, donc doublement « maudits ».
La fiction sera donc un dénominateur commun : tout récit parce qu’il suppose un narrateur et une construction souvent chronologique est en soi une fiction qui sélectionne organise et interprète des faits : le récit historique est réduit à des séquences clés, puisqu’il ne peut construire un tableau synthétique de tous les aspects du réel. Le développement narratif est chronologique ou reconstruit en fonction des procédés cinématographiques, le flash back en particulier, le récit doit donc combiner la narration historique avec des contraintes économico-techniques.
Sur un plan purement spectaculaire l’acteur devra être bon pour s’identifier au héros de l’histoire. Ce qui implique ce qu’on appelle aujourd’hui le casting. Au delà de la ressemblance physique (dans certains cas, « saisissante », un argument pour une critique positive) la vedette, l’acteur est lui-même le garant du succès commercial faute de quoi, la distribution et la rentabilité éliminent toute possibilité de diffusion. Les « bides » dans cette catégorie sont malgré tout nombreux. Ainsi certaines vies seront restreintes à une période de l’histoire de l’artiste compatible avec les possibilités de maquillage, ou selon un changement de comédien sur plusieurs époques : Artémisia sera jeune pour toujours, et Rembrandt ou Goya éternellement vieux. L’artiste qui commence tard et/ou meurt jeune est un avantage certain pour la distribution.

Enfin troisième point : les images, la part plastique et filmique doit être convaincante, les œuvres montrées ou mimées doivent être connues (toujours pour les mêmes raisons) ; elles exigent une documentation et des effets compatibles avec le choix des histoires. L’œuvre aussi est un acteur, un argument, un sujet, un support pour une métaphore de l’histoire5. Le film, par delà le récit biographique, produit soit un album de reproductions, soit, dans les meilleurs cas, une mise en abîme de l’œuvre en cours d’élaboration.

Le biopic : l’histoire de l’art revisitée : réductions et télescopages.

D’emblée le choix des noms est réducteur, la multiplication des biographies de quelques artistes (quatre ou cinq films sur certains noms) est un indicateur supplémentaire comparable au nombre des grandes expositions, comme si le cinéma constituait un produit dérivé commercial de la cote des ventes chez Christie’s ; dans l’intérêt contemporain pour l’histoire et les musées, gros secteur de l’édition d’art et grandes rétrospectives, le succès se situe sur les mêmes têtes. La réédition de tous les Rembrandt du cinéma n’est pas sans rapport avec l’exposition Caravage / Rembrandt à Amsterdam du printemps 2006.

Sans revenir dans le détail sur l’histoire de l’art, chaque moment historique répond à des critères sociologiques dans la relation art /société, les possibilités et la légitimation de l’exercice de l’art. Donc le commanditaire, les lieux d’exposition, le statut de l’artiste, ses choix : liberté / contrainte / singularité fondent un réseau contextuel que le cinéma exploite et que les biographies « authentiques » (revues et corrigées) permettent de mettre en scène. La trame narrative que l’on a vu stéréotypée, se combine avec une contextualisation adéquate, plus ou moins bien documentée, ainsi qu’aux exigences des studios, énoncées précédemment. Les dates de réalisation des films sont intéressantes à croiser avec les auteurs et le système de production, ainsi que les « styles » possibles selon les inventions techniques6.

1. L’ancien régime.
Le premier biographe d’artistes fut Vasari (1511-74), lui-même peintre maniériste, architecte et théoricien de la perspective qui en 1545/63 publie « Les vies des plus illustres peintres sculpteurs et architectes » et constitue le premier modèle d’une histoire de l’art. Fondée sur les témoignages, la biographie, les anecdotes et l’étude technique et iconographique des œuvres majeures, cet ouvrage recense les artistes italiens, de Cimabuë à Vasari.7. Ce modèle de biographie est resté dominant, en dépit des critiques qui lui furent adressées  (« un âne porteur de reliques ») et longtemps après, malgré les méthodes de recherches au XIX et XXè siècle. De fait c’est cette structure documentaire et romanesque qui prévaut encore sur l’analyse des œuvres dans nombre de monographies.
Ainsi, plus de cinquante pages sont consacrées à son contemporain direct, Michel Ange (1475-1564) : le prodige, travailleur génial soutenu par mécénat des papes issus de la famille Médicis, à Florence, puis à Rome, il magnifie la figure de homme idéal et divinisé. Il incarne donc pour le public le premier artiste démiurge et le héros hors normes : un titan.
Son conflit avec Jules II sur le programme de la Sixtine fait l’objet du film de Carol Reed L’extase et l’agonie, 1965. Le pape Jules II, chef de guerre en armure dans une saga historique, lutte contre Michel-Ange/ Charlton Heston, hargneux, parce que jamais payé, un peu trop musclé pour le portrait mais à l’image de ses figures. Visionnaire (déjà contaminé par son personnage de Moïse dans Les Dix Commandements), il connaît la révélation de l’image de Dieu le Père créant Adam, par une apparition nébuleuse et mystique sur la montagne




 ; il devient ainsi la figure hybride d’un concept religieux et du cinéma héroïque, dans des décors vraisemblables, agrémentés d’une pédagogie des techniques de la fresque à la hauteur de l’échafaudage, des prouesses d’acrobate et du dripping accidentel.
La crise politique et religieuse de cette période est une crise des esprits qui affecte l’artiste.
Une date clé est le sac de Rome en 1527, par Charles Quint et l’armée française. C’est un épisode partagé par Michel Ange et l’autre artiste contemporain, Cellini (1500-1560). Auteur d’une autobiographie, il se fait acteur de cape et d’épée (ce qu’il fut, bretteur et assassin) dans le film Cellini, l’or et le sang, G Battiato, 1990, qui restitue son histoire, particulièrement palpitante (Alexandre Dumas aurait du lire le script). La production permet à l’auteur du film de mettre en scène et en site réel tous les protagonistes : Giulio Romano, Le Rosso, le pape Clément VII, le fantastique gouverneur de la prison Saint-Ange sur sa machine à voler, puis François Ier à Fontainebleau. Rixes, affaires sexuelles diverses se déroulent entre les luttes armées et les épidémies de peste de l’époque.




 Le film fonctionne selon un récit à la première personne, comme trame et fond sonore, dans une contextualisation efficace du point de vue historique et technique, pour les séquences de la fonte du Persée et avec de bons acteurs dans un clair-obscur conforme aux modèles de la peinture. Vasari ne l’avait cité que sur les marges, car il n’était que orfèvre et bronzier, et sans doute violemment contestataire. Un film américain de 1934, The affairs of Benvenuto Cellini ne traitait de ses amours ancillaires et princières et des duels, sans qu’on voie jamais l’atelier, autre temps...

D’une (auto)biographie à la reconstitution hypothétique de la légende, on peut donner deux exemples de films récents sur le passage de la renaissance au baroque italien. Fin XVIè, la peinture illustre des prescriptions religieuses de la contre-réforme (Concile de Trente, 1545-63 ) réinstaure un pouvoir des images, propres par leur réalisme à convaincre les fidèles de la puissance de la foi. La peinture vise à exprimer le mouvement par les angles de vue, la lumière, des éclairages dramatiques, des gros plans permettant des apparitions miraculeuses et des martyres expressifs, issus des textes bibliques mais incarnés dans des personnes communes. Autant d’effets que le cinéma peut exploiter. On rajoutera que cette période violente excluant le droit individuel au profit de la force comporte au plan moral des pratiques aussi violentes : l’homosexualité est ordinaire, même dans les milieux religieux, c’est une des voies d’accès au statut d’artiste.
Ce qu’illustre le film de Derek Jarman : Caravaggio, 1985, centré sur la reconstitution du lieu de l’atelier, avec les modèles issus des bouges, et la main d’un « faussaire » efficace pour le caravagisme des œuvres en cours, en direct et dans la durée. La narration est construite sur le monologue-fiction off - du peintre Michelangelo Caravaggio (1573-1610), pendant son interminable agonie ; condamné pour meurtre, entre autres, il fut trouvé quasi-mort sur la plage à Ostie. Ce film pour partie truffé de signes contemporains, contaminé à rebours par le modèle Pasolini, montre la capacité de construire une histoire de l’art, anachronique et précisément conforme au mythe de l’artiste en lutte contre les normes et contre le pouvoir religieux qui cependant le finance et l’entretient.



Dans ces périodes la situation des femmes est socialement réprimée, absorbée par le nom du père ou du chef d’atelier. Cette tentative d’identité, niée par principe, fait l’objet du film consacré à Artemisia Gentilleschi, (1597-1663), seule femme échappée de l’oubli, connue par les minutes du procès pour viol que son père a intenté à Tassi, concurrent gênant. C’est le nom de la famille qui est terni, la fille c’est moins grave, mais le vil suborneur (et bien évidemment séduisant) étant déjà bigame et criminel, ne pouvait « réparer » l’outrage. La psychologie, purement hypothétique, fut élaborée par différents ouvrages issus d’historiennes féministes, la cinéaste transforme les faits en histoire d’amour - avec tortures. Artemisia construit à elle-seule, rétroactivement et cependant par anticipation, la figure de l’artiste femme victime et vengeresse qui thématise et représente le sexe, ici dans les sujets empruntés au récit biblique : Judith et Holopherne. Dans ce cas, les peintures authentiques sont infiniment plus dramatiques.

Reconstruits par une fiction héroïsante, les films « XVIè » sont donc marqués par des effets dramatiques et des scènes sanglantes.
En revanche, au XVIIè, la peinture hollandaise en lien avec la spéculation philosophique et le dispositif optique (supposé) de la camera obscura fonde une part des effets plastiques homologues entre peinture et cinéma. Ce qui infléchit plastiquement la légende a posteriori et le mythe de l’artiste « maudit avant l’heure » car supposé méconnu et ruiné. Leur vie fut en somme bien ordinaire, entre commanditaire et famille. La scénographie de la peinture est élaborée dès le cinéma d’avant-guerre et surtout dans les films très récents. Entre la frustration de Vermeer (La jeune fille à la perle)






l’icône Johannsson, face à Colin Firth impuissant (comme acteur, à tenir un pinceau) et les malheurs domestiques de Rembrandt, la part belle des films est donnée à l’esthétique. 




Après Rembrandt de Korda, 1936, (Charles Laughton platré), face à une chaise vide, un instrument pour une perspective. 
le Rembrandt fecit, 1669, de Jos Stelling 1977, vit en chambre et en miroir. Le Rembrandt jovialement pictural et embrumé de Charles Matton, 1998, peintre lui-même (opérant sans doute par projection analytique), multiplie les effets de touche mais reconstitue la genèse des tableaux




Du contexte nécessaire et suffisant à la mise en scène de tous ces films, on retient trois lieux de la vie de l’artiste, une forme de triptyque théâtral commun à toutes les réalisations, et qui sont un microcosme : L’atelier de l’artiste, incontournable ; le lieu du commerce de l’art ( la résidence du commanditaire, ou le salon mondain du XVIIIè - un film, Les deux Fragonard, Ph Le Guay, 1985, y joue le conflit entre le peintre Fragonard, et son cousin anatomiste ; mieux qu’une double biographie, il s’agit d’une réflexion sur les philosophies des Lumières et les expériences scientifiques quelque peu ténébreuses, le musée et la galerie) enfin la fonction duale, publique et privée du trivial : l’auberge ou le bistrot - Michel Ange n’échappe pas aux barriques de pinard, ni Caravage aux orgies ; Rembrandt, comme Vermeer fréquente les auberges dépeintes par leurs contemporains.
Cette triangulation fonde tous les scénarios des films majoritairement consacrés aux artistes « bohèmes » et « maudits » avant et après le XIXè. Elle opère dans des films japonais (Cinq femmes autour de Utamaro, de Mizogushi, 1946, coréen (Ivre de femmes et de peinture, Im Kwon-taek, 2002), ou géorgien, Pirosmani, Chenguelaia, 1982.


NOTES    **************
1 . Par exemple La belle Noiseuse, de Jacques Rivette, 1992, où le peintre Bernard Dufour, prête main et œuvres à l’artiste incarné par Piccoli, rejouant l’intrigue du Chef d’œuvre inconnu, de Balzac.

2 Nathalie HEINICH, L’Elite Artiste,Excellence et singularité en régime démocratique. NRF, Gallimard, Paris 2005. Les analyses éclairent les aspects littéraires, historiques et sociologiques de la construction du modèle qui intéresse les artistes du XIXè, et par contamination ceux du début du XXè siècle. Les romans qui fabriquent les stéréotypes types créent des précédents. Balzac, Le chef d’œuvre inconnu , et Zola, L’œuvre, deviennent donc des constantes pour le récit : l’impossibilité de finir l’œuvre, l’insatisfaction du créateur, l’incompréhension de la critique, la crise morale et matérielle, laquelle peut être réfutée.

3 Quelques films américains récents des frères Cohen ou de Robert Altman montrent les « affres » du métier de scénariste.

4 On se référera aux ouvrages d’Edgar Morin : Le cinéma ou l’homme imaginaire, Gonthier, 1958, ou de Christian Metz : Le signifiant imaginaire, UGE 10-18, 1977.

5 La jeune fille à la perle, est une fiction basée sur l’inspiration de l’œuvre peinte, mais les droits de reproduction et les autorisations des musées en excluent l’utilisation qui n’intervient ici qu’en dernière image.

6 Dans les biographies, après Van Dyck, Cellini ou Rosa ( muets,1910/11, introuvables) Une aventure de B Cellini, 1934, dans la version cape et épée/théatre filmé, du réalisateur La Cava, avec F. March, puis Rembrandt, A Korda, 1936, intimiste,en studio, avec Ch. Laughton, les films suivants sont liés aux possibilités de la couleur après la guerre.

7 Pour les artistes entre le trecento et le XVIè, un seul nom, qui ne fait pas un biopic : Giotto, dans l’identification de Pasolini au peintre dans le Décaméron , 1971, d’après Boccace.

BIOPICS (suite) Maudizartistes


2. Le dix-neuvième siècle.

Le passage du XVIIIè au XIXè est illustré par deux Goya (1748-1828) qui insistent sur les guerres et massacres de l’invasion napoléonienne en Espagne. L’aspect visionnaire est restitué par des diaporamas et des tableaux vivants dans le Goya a Burdeos de Carlos Saura.
Les films suivants sont consacrés aux artistes français : Conséquence d’une représentation romantique, l’art se fonde sur l’idée du génie et de l’inspiration de l’artiste : une esthétique du sublime1. De cette période, un cas d’espèce, le film de Bartabas, par identification héroïque, Mazzepa, consacré à Géricault, ses cavalcades et sa mort de gangrène après un accident de cheval à 33 ans en 1824. Par un gag anachronique, Géricault-Laurent Terzieff, nettement trop âgé, meurt de phtisie en peignant le Radeau de la Méduse, dans un film éponyme (Azimi 1998).

L’artiste, puisque la formation n’est plus dans l’atelier familial, mais d’école, provient d’un milieu petit bourgeois ou même de petite noblesse, rompt avec les valeurs traditionnelles. Spontanément opposé aux contraintes sociales, il suit (ou ne suit pas) les cours des l’école de Beaux-Arts, présente ses œuvres dans les salons. Le salon (par opposition à l’académie) permet l’émergence de peintres « indépendants », avec ou contre les critiques :
« Après l’incendie de l’opéra , une autre calamité s’est abattue sur le quartier. On vient d’ouvrir une expo de soi-disant peinture (…) cinq ou six déments dont une femme se sont réunis pour exposer leurs œuvres. J’ai vu des des gens éclater de rire devant ces tableaux, moi j’ai souffert. Ces prétendus artistes se veulent intransigeants,  « impressionnistes », ils prennent une toile, de la peinture et un pinceau, répandent de la couleur au hasard et apposent leur signature2. C’est comme si les pensionnaires de Charenton ramassaient les cailloux du chemin, croyant trouver des diamants ».
La psychiatrie est d’emblée évoquée, qui double les clichés usuels sur les artistes maudits que l’incompréhension amène à vivre dans une précarité que les amitiés selon des petits groupes débattant sur des principes différents de la norme permet d’atténuer. Les milieux sociaux du prolétariat et de la marginalité, leur sont connus « de l’intérieur ». L’atelier misérable, les fins de mois impossibles, le marchand mécontent, les amies modèles de mauvaise vie, le bistrot et les compensations. Sur quoi se jouent la tuberculose, la cirrhose, la syphilis qui ravage tous les milieux à la fin du XIXè, surtout les bourgeois - Théo Van Gogh en fut victime - que la morale hypocrite amène au bordel pour compenser les interdits domestiques et le malthusianisme. Les films récents n’éludent ni la maladie, ni les internements nombreux qui sont une caractéristique nouvelle3 du scénario (outre Van Gogh, Camille Claudel, Munch, puis Utrillo et Séraphine après la guerre de 14-18) remplaçant la prison pour meurtre ou hérésie des périodes antérieures.

Au plan historique, la période 1880-1920 assure la plus grande part du corpus des biographies. Faisant suite aux impressionnistes, les artistes sans caractère plastique commun permettant de les qualifier, sont déjà des expressionnistes au sens où leur sensibilité, la volonté de travailler forme et couleur en font des avant-gardistes. Toulouse-Lautrec, Van Gogh et Gauguin comme valeurs absolues du marché de l’art, bénéficient de l’intérêt de l’industrie hollywoodienne, et pour Van Gogh, de la fascination du Japon : les films échappent en partie à la tradition du cinéma européen.

Paris, avec ses cartes postales, est donc le centre des débats artistiques de la bohème, et de la rencontre de personnalités ; ainsi, Emile Bernard le joue avec Toulouse Lautrec contre Cormon, rencontre par hasard Van Gogh ou Gauguin, soutenu par Pissarro. Chaque film va privilégier un artiste avec son entourage, ce qui permet au public averti de « chercher l’erreur ».
Monet, Pissarro, Cézanne, Seurat, Renoir n’apparaissent qu’en « seconds couteaux », ou comme fournisseurs de décors. Le père Tanguy et Durand-Ruel sont de tous les castings.
Le plein air, coté décor, montre Barbizon, Pont-Aven, le midi de la France, puis l’Océanie pour Gauguin. Les recherches sur la couleur, le divisionnisme et la synthèse optique s’appuient sur les théories de la couleur de Goethe et de Chevreul, mais la peinture qui en sort est considérée comme barbare, criarde et non réaliste. Ceci nous donne une série de poncifs dans les dialogues des scènes de galerie. Mais pour le cinéma fait l’objet de recherches plastiques – les premiers films sont contemporains des innovations techniques.
Sur une trame standard, on peut citer deux Toulouse-Lautrec (1864-1901), « le nabot ».
Moulin Rouge de John Huston, USA,1953, film en couleurs4 avec des décors peints (brossés) traite les années 90-01. Prototype d’un cinéma à grand spectacle, mais innovateur, il alterne les scènes de bals, de bistrot, et des animations d’œuvres prêtées par le musée d’Albi. La main « coupée » d’un dessinateur fait des raccords ; on voit l’émergence de femmes autonomes (la couturière) et des images de la déchéance, la mutation des lieux de spectacle, devenus très fréquentés par les bourgeois renvoie la Goulue à la rue. Fin visionnaire en surimpression. José Ferrer à genoux (au sens littéral) incarne un (trop) vieux Lautrec pessimiste noir, douloureux d’échecs sentimentaux.
Lautrec de Roger Planchon (metteur en scène de théâtre) 1998. Ce film français, avec de gros moyens insiste sur une biographie chronologique : le père viveur passe autant de temps que le fils dans les lieux de débauche. L’école des beaux-arts fournit les clichés : le bizutage, les modèles : on rencontre Emile Bernard, Degas, Van Gogh. Le cinéaste lui prête une longue liaison avec Suzanne Valadon (incarnée par l’incontournable Elsa Zylberstein5) artiste importante bien que méconnue, issue du cirque, mère d’Utrillo. Elle incarne un conflit sur les rôles et l’influence artistique dans le couple d’artistes. Au delà de l’insistance sur une peinture de société fin de siècle, qu’un clone d’Aristide Bruant commente par les chansons, les prostituées, l’hôpital, l’apport de la sociologie contemporaine, le choix de l’acteur, sorte d’adolescent ironique qui semble rire de tous ses malheurs, est très anachronique, sauf à considérer la permanence du destin.

Van Gogh (1853-1890) et Gauguin (1848-1903) occupent à eux-seuls, ou en binôme, un corpus filmique à la hauteur de la légende.
Van Gogh, fils de pasteur du Brabant, clichés : la mine dans le Borinage, les crises mystiques et les échecs amoureux, la peinture après 85 à Anvers puis Paris, soutenu par son frère Théo, marchand d’art. Arles en 88 ou il cohabite avec Gauguin, le drame de l’oreille coupée, l’internement, la fin à Auvers sur Oise chez le Docteur Gachet, où il meurt des suites d’une tentative de suicide. En fait dix ans d’existence artistique, bien pratique pour le cinéma.
La période d’Arles fait le centre d’intérêt de deux films. Minelli : Lust for life, 1956, et Vincent et Théo de Robert Altman 1990 (sorte de mauvais remake).
Le scénario prend toute la chronologie, et le film de Minelli, qui a bénéficié des autorisations des musées pour insérer les œuvres, quitte à en étaler des copies à tous les plans, peut être considéré comme le modèle de la biographie soignée, avec des scènes conformes à l’exactitude documentaire, les lettres sont citées comme accompagnement off, et avec de « bons acteurs6». Tous les cinéastes suivants l’auront vu – y compris Kurosawa qui reprend dans Rêves,1990, l’idée du paysage repeint.
Indépendamment de la performance de Tim Roth, conforme au portrait, mieux vaut regarder le film de Altman au troisième degré en étudiant la caricature scène par scène du premier. La seule séquence innovante est la visite d’un panorama.

Van Gogh de Pialat,1992, comme film d’auteur plus que biographie, ne conserve que la fin de sa vie à Auvers sur Oise, sans reconstitution historique, peu de studio, son direct. Pialat s’attache surtout à une étude psychologique mais construit tous les plans en référence avec les peintres contemporains, Manet, Monet, Pisarro, Renoir et Toulouse Lautrec. Il est aussi peintre, et réalise les œuvres en cours, aussi on ne voit la facture Van Gogh que dans quelques gros plans. Peinture d’une classe sociale et de la montée du socialisme, le film culmine dans un quadrille qui annonce une révolution ou une guerre imminente. Van Gogh-Dutronc est un type ordinaire, humain, réel, comme tous les non-héros de Pialat..
Gauguin, « peintre maudit et martyr »7, cohabite donc avec Van Gogh ; les films qui lui sont consacrés, en revanche s’attachent à la période océanienne, que les mémoires dans Oviri , écrits d’un sauvage, documentent. Le film d’Andreacchio, 2003, transforme l’histoire de manière très « aventures dans le pacifique » ; le héros défend les autochtones colonisés par les marchands et l’église et tente de sauver leurs idoles détruites tels les bouddhas du Bamyan : une production totalement liée aux exigences du cinéma commercial, avec un acteur aussi peu crédible que possible, fils du précédent acteur de Oviri, Gauguin, le loup dans le soleil, H Carlsen, 1986.

En suivant une chronologie du XIXè, deux films méritent l’attention par l’introduction, dans les biographies, des recherches de la psychologie, et de la psychanalyse, sciences en cours d’invention au XIXè ; leur exploitation au cinéma en serait une légitimation, toujours rétrospective.
Camille Claudel 8( 1864-1943), incarne le destin tragique des femmes artistes dans le contexte machiste de l’époque. Le film Camille Claudel, de Adjani/ Nuytten - chef opérateur à l’origine, retrace avec précision l’histoire intégrale, les lettres justifient le roman, les œuvres montrées dans et avec soutien des musées (une grande reconstitution du Salon de 1900 au Grand Palais). Depardieu en Rodin assure le succès de la distribution. Et Isabelle Adjani montre comment l’identification à une héroïne réactualise les personnifications que l’artiste en son temps mettait en effigie.

Edvard Munch (1863-1944). Peintre norvégien, est universellement connu pour Le Cri (1993). Issu d’un milieu protestant austère, fils de pasteur, il était contemporain de Strindberg, d’Ibsen, de Kierkegaard, dans un contexte particulièrement tragique. Une vie sentimentale ratée, une famille décimée par la tuberculose, le désignent comme le représentant de la crise psychique qui sous-tend la peinture. Sa notoriété est fonction des années qu’il a passées à Berlin, où il devient un référent pour les expressionnistes allemands des années 1910. 
Le film Edvard Munch, la danse de la vie, de Peter Watkins, 1974, documentariste de l’école anglaise, fut financé par le gouvernement norvégien.
« Docu-fiction », une catégorie singulière qui fait école depuis quelques années, à l’opposé du récit standard, le film qui dure plus de trois heures est conçu de manière polychronique, les acteurs non professionnels s’adressant au spectateur au cours de scènes descriptives, alors que les commentaires off contextualisent chaque période par des événements mondiaux.
Un système brechtien s’écarte donc du récit chronologique ; le montage saturé, les flash back obsessionnels tentent de rendre visible le tourment intérieur et les fantasmes, par un montage son contrapuntique foisonnant.

3. Modernes et contemporains, le XX è


Gauguin, Munch pour l’histoire de l’art assurent une transition vers l’expressionnisme ; en toute logique, les artistes phares méritent une biographie, si leur notoriété le permet ; on trouve donc des artistes de Vienne : Klimt, seul, avec ses fantasmes, dans Klimt ( Ruiz, 2005)  ou dans son entourage, (Alma, la Fiancée du vent, Alma Mahler, Klimt, Kokoschka, Gropius, 2004), Egon Schiele, enfer et passion, H.Vesely (1980), prétexte à images érotiques.

La production commerciale est centrée sur l’après guerre en France ; les deux pôles Montmartre et Montparnasse sont les lieux de la concurrence et de l’amitié entre artistes français et immigrés, sous l’égide de la littérature : Apollinaire, puis Cocteau. La vie de bohème est plus agitée et gaie dans ces «années folles » que dans les décennies précédentes : le changement économique et politique de l’après guerre remplit les cafés littéraires qui sont des cénacles. On rencontre donc simultanément les figures de Picasso, Utrillo, Soutine, Kiesling, et nombre d’autres participants de l’École de Paris.
Des marchands éclairés soutiennent des recherches novatrices : Guillaume, Kahnweiler...
Ce qui n’exclut pas les difficultés financières des artistes soumis à une critique toujours corrosive. Le mythe est tenace.
Les femmes ont acquis une certaine place, des féministes aux garçonnes, leur liberté se paie cher, mais elles n’occupent plus seulement le rôle de muse.
Appartient à cette série bohème parisienne, le film chinois PanYulyang, femme peintre:9

La légende de l’artiste maudit, seconde époque, se concentre sur la figure de Modigliani10, dont le personnage condense tous les poncifs du XIXè avec en plus un soupçon de dandysme, lié à son origine. A quoi on rajoute la cote des œuvres, identifiables au premier coup d’œil, et qui furent sans doute la meilleure vente de posters pendant 50 ans.
Trois films l’illustrent : Gérard Philipe en beau héros romantique dans Montparnasse 19, Becker, 1958, conséquence des rôles possibles pour cet acteur mythique.
Une coproduction franco-italienne moyenne en 86 avec Richard Berry , due au troisième des frères Taviani, (le moins bon) : chronologie simple, scènes standardisées de mansardes sordides et de bistrots. D’absinthe « meilleur second rôle », en hôpital psychiatrique, la légende lacrymale.
Le dernier Modi en date une production anglo-germano-franco-italo-roumaine, réalisée par Mick Davies avec Andy Garcia dans le rôle. Gominé, l’œil plus latin-lover que jamais : une salade de clichés dans un décor de studio qui n’a d’égal que les anachronismes du récit. L’action se situe entre 1918 et 20 à Montparnasse, avec un « concept » : l’ enfant, le bon ange du peintre qui assiste aux moments tragiques. Pour faire bonne mesure, le film met en scène, autour de Max Jacob, travesti en meneur de revue gay et Cocteau, tous les artistes maudits y compris ceux qui n’étaient pas encore là. La visite à Renoir, en vieillard débile, nourri par une « nurse Betty » donne le ton ; passons sur l’age apparent des différents acteurs. Un concours de peinture les réunit dans un clip vidéo musical, tous en transe, entre extase alcoolisée et agonie, jusque sur le toit. Au dévoilement des chefs d’œuvre (de très très mauvaises pseudo-copies), on découvre avec stupeur : le Bœuf de Soutine (1932), Modigliani par Picasso (style cubiste de 1912), un autoportrait d’ Utrillo en delirium tremens (inconnu), Diégo Rivera peint Frida Kalho (qui aurait eu 12 ans et qui ne viendra à Paris qu’en 39) et Kiesling, la Révolution, kalachnikov à la main. Enfin donc Jeanne, (les yeux ouverts, un scoop) gagne le prix quand l’auteur agonise dans la neige.

Les « contemporains » sont soumis au même régime de l’artiste d’exception .

Après 1950, c’en est fini de l’hégémonie française et de la bohème. Le courant surréaliste qui domine entre 30 et 40 s’exporte comme mouvement international, la montée du fascisme ayant contraint les artistes d’origine juive (pas seulement) à s’expatrier. Les Etats-Unis depuis les années 20 ont tenté de trouver une alternative à la domination de l’art européen. La politique de Roosevelt, la WPA a mis en place un système de bourses affectées à de jeunes artistes américains nés en 10-20 dans une campagne de grands travaux : les muraux pratiqués au Mexique par Rivera, Orozco et Siqueiros, engagés dans la révolution communiste ont servi de modèle. Les artistes immigrés, les russes d’abord (Gorky) ou européens (De Kooning) se sont liés avec les artistes locaux, fondant l’école de New York dans les années 40-5011. Peggy Guggenheim fait le passeur. La création d’un musée d’art moderne américain achève l’institutionnalisation des artistes.
Le cinéma logiquement a pu s’emparer de quelques figures, mais très récemment. Avec le décalage de la notoriété. Toujours selon une logique de nationalité et de collections.
Ce sont des auteurs « indépendants » qui ont hagiographié quelques noms, pour cette période. Trois cas historiques : dans l’ordre de la production et à l’inverse de l’histoire :
Basquiat (1960-88 ), Pollock (1912-56 ), Frida Kahlo (1907-54), dont deux premiers films de leur auteur.
La mexicaine Frida Kahlo fut donc en relation avec le milieu surréaliste par le soutien d’André Breton, avec la scène politique internationale pour avoir abrité Trotsky, et la scène new-yorkaise quand Rivera son mari a eu la commande d’un mural pour Rockerfeller – qui le fit détruire en raison du thème prolétaire et révolutionnaire. Le photomontage en est un indice.


Sa vie tragique, son martyre physique, les relations sexuelles complexes, la drogue pour raisons médicales, se termine en apothéose : elle totalise tous les clichés imaginables.

Frida : de Julie Taymor12, 2002, est produit par l’actrice Salma Hayek qui investit son personnage, son argent, son nom et son double mari (Rivera-Molina). Film étayé par la documentation et les lieux de tournage, dans le contexte contemporain, King Kong fait son apparition, le numérique permettant l’animation des peintures.

Dans le courant qui fut qualifié d’expressionnisme abstrait ou d’action painting, Pollock est le plus connu, sa mort tragique, (un accident d’auto un an après James Dean) assure la « validation mythique ». Sa capacité d’autodestruction (mais Arshile Gorky, avant lui, cité dans Ararat, d’Atom Egoyan, 2002, fut encore plus tragique) doublée de l’alcoolisme, et de la révolution picturale qu’il instaure, le dripping en fait le héros de l’art américain, en 52, grâce à la revue Life et au critique formaliste Greenberg.


Ed Harris, connu pour ses rôles dans les polars ou la science fiction, a travaillé six ans pour s’entraîner à peindre et pour monter cette première et sans doute unique réalisation, avec des financements privés, et surtout personnels, et des acteurs volontaires. La reprise exacte du documentaire de Hans Namuth donne la mesure de la qualité de l’imitation. On ajoutera qu’il donne sa place à Lee Krasner, qui fut quelque peu en marge de l’histoire de l’art (sauf grâce au soutien des féministes).



Le héros étant mort jeune, la légende fonctionne, comme elle fonctionne pour le plus jeune des héros, Basquiat, soutenu par Warhol, qui bénéficia d’une promotion rapide et coïncide au modèle requis de l’artiste déjanté qui meurt très jeune d’une overdose et dont la cote assure le niveau. L’art de la rue avec les graffitis et une peinture issue du pop est connu de tous les publics, le rap fait le reste.
Basquiat a été réalisé par le peintre Julian Schnabel (originaire d’Allemagne, installé à New-York, il fut l’un des acteurs du nouvel expressionnisme des années 70). Schnabel se met en scène sous le pseudo de Milo (Gary Oldman) Le film intègre la rôle de la critique, la concurrence des galeries et l’enjeu financier considérable de l’art ( l’écart entre le marché des années 50 et 80 est saisissant). Quant à la production elle est facilitée par l’appartenance de toute l’équipe au milieu artistique, les acteurs sont aussi des artistes mythiques : Dennis Hopper et David Bowie incarnant Warhol, ni reconstitutions, ni autorisations, tous les personnages peuvent assurer, in situ, leur double rôle.

Hors des Etats-Unis, mais non sans rapport avec une forme figurative d’expressionnisme, Francis Bacon, (1909/91) peintre anglais le plus connu du royaume dont la vie a pu défrayer la chronique colle au modèle « Caravage plus » : en privé homosexualité et alcool, en peinture, vérisme de la représentation, invention d’un système pictural inédit.

Dans la tradition du cinéma anglais créatif sur l’art, l’auteur de Love is the devil, 1997, John Maybury, a été formé par Derek Jarman. La part documentaire concerne l’exposition au Grand Palais, en 71-72. Aucune œuvre n’est montrée dans l’atelier, seuls les effets plastiques liés au cinéma permettent à l’auteur de reconstruire le dispositif des tableaux.

Il est donc possible de cautionner une « modèle » d’artiste permettant la production et les rééditions de biographies, de sorte qu’elle satisfassent au mythe et au désir, sinon du grand public, qui « va toujours voir le même film », ou du moins de la production qui attend un succès financier. Cependant, alors que cette exigence cinématographique redouble les icônes de l’art, les innovations plastiques des réalisateurs ne peuvent être évacuées. Le cinéaste est aussi un artiste, il convient d’analyser et de reconnaître l’originalité ou la qualité de chaque œuvre. Parallèlement aux recherches scientifiques, universitaires, et techniques, qui permettent des reconstitutions mieux documentées après 1980 (quelle que soit la période des artistes), la relecture psychanalytique intervient dans les réalisations. Sans désir, ni plaisir, le cinéma comme le roman n’a que peu de résonance. Le cinéma cautionne donc des mythes, la star et le dictateur, le tueur ou l’ange ; les artistes n’en sont qu’une occurrence.
Roland Barthes, auteur de Mythologies (1957) écrivait : «La fin même des mythes, c’est d’immobiliser le monde : il faut que les mythes suggèrent et miment une économie universelle qui a fixé une fois pour toutes la hiérarchie des possessions. Ainsi chaque jour et partout, l’homme est arrêté par les mythes, renvoyé par eux à un prototype immobile qui vit à sa place, l’étouffe à la manière d’un immense parasite interne et trace à son activité les limites étroites où il lui est permis de souffrir sans bouger le monde: la pseudo physis bourgeoise est pleinement une interdiction à l’homme de s’inventer ».

En quelque sorte, la structure du mythe fonde une généalogie d’artistes en conflit avec les institutions, et des « motifs » ; l’art confronté au cinéma doit être en soi et pour le grand public dans l’imaginaire, hors de la normalité, du coté de l’exception.
Ce qui explique que les extensions du modèle abondent dans les fictions diverses, avec un artiste comme héros, mais ceci est une autre histoire....

A suivre...



NOTES   *********

1 Pour l’ analyse de l’incidence de la conception romantique de l’artiste, se référer aux ouvrages de N. Heinich. Le fameux « syndrome de Stendhal », deviendra le titre et l’argument d’un film polar/gore de Dario Argento, 1996.

2 Dans la série des dialogues anachroniques, on entend dans le Van Gogh de Minelli : « on dirait que c’est peint au pistolet »…

3 Les scénaristes, après 1980 ont tous lu Freud et peut-être Michel Foucault…

4 Au plan plastique ce film est intéressant car il exploite des propriétés du technicolor (brevet fin 40) qui implique une caméra supportant trois films chromatisés (magenta, vert, bleu) plus un négatif en valeurs rajouté au développement ensuite, ce qui permet à Huston de travailler de manière « picturale » chaque plan ; la technique étant comparable aussi au tirage des affiches en lithographie qu’on voit décrite dans les deux films.

5 Cette hypothèse est très contestable, mais il fallait un rôle féminin et une ouverture sur les recherches des genders studies. Cette actrice française est présente dans tous les castings avec artistes (Van Gogh de Pialat, dans le dernier Modigliani, ou encore des films de fiction sur l’art, comme Mina Tannenbaum - M. Dugowson, 93)

6 Dans le film de Minelli, Kirk Douglas, très inspiré contre Gauguin - Anthony Quinn, assez odieux, à peine sorti d’un western, même avec un gilet bigouden et un béret basque…

7 Sic , dans l’Encyclopedia Universalis ; petit fils de Flora Tristan, vécut son enfance à Lima. Agent de change, marié avec une danoise, père de quatre enfants, il rompt avec ce milieu en 83 pour se consacrer à la peinture en autodidacte. Après Pont Aven,1887, part à Arles avec Van Gogh en 88, puis en 1890 pour Tahiti et les Marquises. Un mythe Jacques Brel redouble son cas.

8 Famille d’intellectuel athée, sœur de Paul Claudel (converti au christianisme, et auteur dramatique, après avoir été ambassadeur. Sa vocation est soutenue par le père ; elle entre dans l’atelier de Rodin dont elle devient la muse, maitresse et modèle (trilogie usuelle de la fin XIX et du début XXè). Le conflit d’influence autonomie/soumission aiguise une crise psychologique, que les cliniciens de l’époque nomment hystérie, malgré des succès au salon, sa mère et son frère la font interner en 1913, elle ne sortira jamais de l’asile.

9 De Yang Shukung, Chine, 2002. Soumise aux violences des révolutions chinoises, cette héroïne réelle (Gong Li, la star) est sortie d’un bordel par un humaniste qui en fait sa concubine et lui finance des études ; elle quitte Shanghai pour Paris où elle accomplit le parcours de la combattante : la mansarde, la convoitise, le refus d’une prostitution alimentaire. Repart à Nankin, comme professeur aux Beaux arts, en est chassée, revient à Paris. Exposition au Luxembourg à la fin de sa vie. Elle légua toute son œuvre au gouvernement chinois en 77.

10 1884-1920. D’origine italienne mais juif, arrive à Paris en 1906, période d’effervescence du fauvisme, rencontre Brancusi, tente la sculpture, 1909-I2, puis il met en place un système pictural totalement singulier, hors écoles. Il meurt de tuberculose aggravée par l’alcoolisme en janvier 1920. Sa compagne et modèle Jeanne Hébuterne, enceinte d’un deuxième enfant se défenestre le lendemain. Ils sont enterrés ensemble.

11 Lire de Serge Guilbaud : Comment New York vola l’idée d’art moderne, J Chambon, 1998.

12 Spécialiste de la mise en scène au théâtre et à l’opéra ; un seul film connu :Titus, d’après Shakespeare, avec A Hopkins, un objet inclassable.