mardi 18 octobre 2011

LA PIEL QUE HABITO série: cinéma et art contemporain


LA PIEL  QUE  HABITO. ou la fortune posthume de Louise Bourgeois

Pedro Almodovar, 2011, Antonio Banderas, Elena Anaya, Marisa Paredes..

Une jeune femme mystérieuse,Vera, enfermée par le chirurgien qui reconstruit son corps et revitalise sa peau, vit dans une cellule vitrée, vêtue d’un body qui épouse ses formes comme un masque, Une adhérence qui occulte (ou dessine) d’énigmatiques cicatrices.
Sans développer les péripéties du scénario, ce thriller moral vise les transformations que permet la technique médicale sous l’empire des passions ; le « transgenre » est constant dans les films d’Almodovar, depuis  La loi du désir.
L’obsession du corps, du vêtement ou du travestissement coïncide avec des courants de l’art contemporain attachés aux questions du genre.
Ainsi, Vera tente constamment de déchirer les vêtements qu’elle ne porte pas, puis d’en assembler les chutes en se référant à des images d’un catalogue des oeuvres de Louise Bourgeois (1911-2010).
Privée de ciseaux ou d’aiguilles, la jeune femme colle les fragments de tissu avec du ruban adhésif -autre bandage- et élabore des poupées en imitant malhabilement des pièces de l’artiste. Tentatives de reconstruction ou autoportraits lamentables, auto-thérapie réactive ?
La présence du catalogue, dans le film, valide l’usage de pratiques plastiques  comme l’expression ou la protection contre la névrose, celle de la victime enfermée dans son bocal expérimental.

Three Horizontals, 1998




Les oeuvres citées de Louise Bourgeois sont les plus tardives, (fin 1990-2009), loin des sculptures et des installations antérieures.  Les cages « Cells » des années 80, en revanche, entretiennent un rapport avec la claustration. Les textiles et les écritures reviennent à la fin de son existence. Sa notoriété confirme l’une des maximes des Guerilla Girls : un avantage d’être artiste femme, c’est d’être célèbre après quatre-vingts ans. De fait, la diffusion en salle du documentaire Louise Bourgeois, L’araignée, la maîtresse et la Mandarine, Ami Wallach et Marion Cajori, 2009, et la rétrospective, Tate Modern et Centre Pompidou, 2008, le confirment. Réduction des moyens, ultime retour sur le milieu de son enfance - la tapisserie- les pièces textiles sont  souvent des « reprises ».  Nombre de ses pièces et le discours qui les accompagne se focalisent sur un viol mental par le père qui l’a humiliée, doublement. L’oeuvre tente une constante réparation, toujours humoristique, d’un dommage ineffaçable :  L’épisode de l’orange (1990) : « elle n’en a pas » ( de pénis) renvoie à La destruction du père. Le titre de cette pièce de 1974 est aussi celui d’un recueil de textes et entretiens (Daniel Lelong ed. 2000) : On peut lire : « J’organise ma sculpture comme on soigne un malade »  ou « Ma sculpture me permet de faire à nouveau l’expérience de la peur... (p.234-35)
Louise Bourgeois n’est pas la seule artiste à avoir pratiqué des sutures sur le corps, ou des enveloppes qui le doublent : l’usage du tissu, le « Soft Art » est une forme artistique partagée par plusieurs artistes, soit dans une critique de la mode, soit pour  questionner le corps et son image. C’est depuis les années 70 majoritairement une pratique de femmes artistes.
 Les têtes et corps couturés en matériaux textiles étaient déjà la marque du travail d’Eva Aeppli, des mannequins que Tinguely mit en action puis de Dorothea Tanning.  Mais en remontant plus loin, La poupée, élaborée par Hermine Moss pour Kokoschka en 1918, présentait les mêmes caractères plastiques, au service du fétichisme du peintre.

Lorsque les interventions chirurgicales segmentent le corps et son corset comme des pièces de boucherie ou comme des patrons de couture, c’est un même dess(e)in, ( on pense au tailleur de femmes dans Le silence des agneaux, changer de peau/sexe comme moyen d’accomplissement du désir).  Pour le chirurgien, il s’agit d’imposer une loi de transformation à son cobaye. Même dispositif, mais motivation inverse, non pour soi, mais pour s’approprier l’Autre, chez  Robert/ Antonio comme LA vengeance du père dont la fille s’est défénestrée après son non-viol. Mais aussi ensuite on le voit pour sa consommation de son oeuvre. Inceste différé. Retour à la possession « ordinaire » des démiurges de la mythologie cinématographique.
L’émasculation du jeune homme est la première intervention du chirurgien. Le reste des mutilations et greffes ne sont que les dommages apparents de la transformation du corps que le vêtement peut doubler : Vincent rêvait d’une robe, cette robe devient le gage de son identité.

Dans les années 2000, deux femmes artistes parmi d’autres ont anticipé les formes d’art que le film d’Almodovar met en scène :



Nicole Tran Ba Vang ( site www.tranbavang.com) depuis la fin des années 90 joue sur les doubles peaux. Le trucage photographique gomme l’interstice entre corps et enveloppe, aussi mince que les body de Vera, ceci dans un rapport à la mode : « Collection Printemps/Été 2001 ». La mode vestimentaire est souvent un contexte dans les films d’Almodovar.




Dans La Piel, au moment où , dans le film, Vera, le cobaye commence à construire des stratégies de défense, une autre pratique apparaît : le Mur d’écritures ( que Louise B n’a pas expérimenté, ses textes sont sur de petits formats) fait référence, entre autres, à une artiste française :




 Dans la dernière décennie, précisément pour dénoncer les troubles liés aux attouchements sur des enfants, Isabelle Levenez qui a travaillé en milieu psychiatrique, « le joue » sur le mode de la fiction ; le texte , je ne promets de ne jamais oublier les petits morceaux de mon enfance, vaut pour un manifeste contre l’oubli. (2001, Galerie Anton Weller)
L’écriture à l’échelle du mur, manifestation d’une revendication identitaire devient un système de protection, soit en raison d’une névrose, d’un autisme, ou d’un diagnostic de folie, on peut citer « Quills, la plume et le sang »,Ph Kaufman, 2000,  qui évoque de manière sanglante les derniers temps du Marquis de Sade, enfermé à Charenton et mutilé, et qui, dans un dernier geste couvre le mur de sa cellule de textes littéralement « merdiques ». L’art comme thérapie ou l’artiste comme sujet névropathe fait toujours le bonheur des scénaristes.
                                                                            
Le film d’Almodovar a immédiatement fait revisiter l’archéologie du film d’horreur et le chirurgien/sculpteur fou depuis Pygmalion, la créature artificielle ou la greffe de fragments (le critique du Monde a cité Frankenstein) ; Les yeux sans visage de G Franju, serait plus approprié ; le masque de Vera le cite.
C’est sans doute pourquoi la première partie du film, hors de l’explication narrative est sans doute la plus efficace dans la dimension de cinéma fantastique.
Or la technique sur le vivant n’est plus une fiction mais bien une question déontologique, qui est posée ici.

mercredi 5 octobre 2011

"L'ARTISTE" , un film, série cinéma et art contemporain


L’artiste
Un film de Gaston Duprat et Mariano Cohn , Argentine/Italie, 2009.
Avec Sergio Pangaro et Alberto Laiseca.

Réception mitigée des critiques de cinéma, les grilles des sites spécialisés en donnent des.raisons : la critique de l’art contemporain est soit bienvenue soit trop stéréotypée: les poncifs du parcours de l’accès aux galeries, le rôle du critique informé, le rôle du marché sont tournés en dérision. Or même et peut être justement pour les acteurs de l’art actuel, cette critique est jouissive au second degré par son humour corrosif, couplé à une fantastique performance de l’acteur qui incarne l’artiste/autiste -des mains extraordinairement expressives, en opposition au blocage du visage et du corps sur fauteuil roulant.

Scénario : Un infirmier d’hospice gériatrique, Jorge Ramirez « adopte » Romano, un patient  autiste, dont l’expression ne passe que par des dessins. Pour divers raisons financières et autres, le soignant présente dans une galerie contemporaine - sous son identité- les dessins de Romano qu’il a stocké jour après jour dans un placard. Après quelques difficultés, il obtient une exposition, des rencontres dans lesquelles seul le mutisme -considéré comme une posture artistique- lui permet d’échapper aux bavardages des vernissages ou de la télé. Les commentaires de spécialistes dubitatifs, mais « au cas où » soutiennent le travail, l’historien d’art se charge de la communication. En bout du parcours de légitimation, présentations, vernissages, catalogue, prix (Jorge gagne une voiture, comme dans un jeu télévisé) exégèses diverses, « l’artiste » est invité en Italie pour ce qu’on nomme une résidence.
Le vieux Romano  en profite pour mourir subitement avant le départ.....  fin ouverte dans une chambre close.

Se pose donc la question de l’authenticité du créateur, ici totalement muet sur les raisons, la méthode ou le sens du travail, mutisme lié à une inculture totale, le regard sur les œuvres visibles dans la galerie est de l’ordre de sa stupidité ; mais ces pièces ont le même effet sur la plupart des visiteurs : la galerie est plus blanche et morbide que la salle commune de l’hôpital. Comme est transformé en « white cube » l’appartement vieillot.

La singularité du parti des cinéastes tient dans un principe inédit, ne donner à voir que les hommes, jamais les pièces à conviction  :
Les séquences de travail du vieux malade sont enregistrées de manière frontale, les feuilles étant invisibles, seuls les gestes, leur rythme compulsif, virgules et traits violents sont enregistrées par une caméra qui s’attache aussi au visage fermé -en opposition à l’expressivité des mains. Gros plans superbes qui permettent de projeter mentalement le tracé qu’on ne voit jamais ( et qui n’a rien à voir avec les lignes courbes de l’affiche).
Sous la pression du succès et les exigences du galeriste, Jorge en « coach » oblige Romano à varier les outils, non sans quelques difficultés. Les « pannes » du malade amènent le faux auteur à tenter sans résultat probant des « faux » jugés moins intéressants, la couleur ne fonctionne pas. Mais après un sursaut vital de Romano, formats et gestes sur supports plus larges trouvent une issue. S’ensuit un plan d’accrochage, comme dans tout musée. Si l’on tente de recomposer les images, la déception est totale, l’humour des commentaires trouve son écho lors de la présentation en galerie, le point de vue -en contre-champ- est celui de la feuille qui découpe des fenêtres dans la cloison sans que l’on voie les dessins ; énigme totale donc sur la forme de « l’oeuvre » qu’il s’agit alors d’interpréter entre geste et discours critique.
Aucun artiste moderne n’est cité, mais de toute évidence, « c’est le regardeur qui fait le tableau », et c’est une leçon critique applicable au spectateur du film. De l’humour de Marcel Duchamp aux théories d’un art déceptif ( Anne Cauquelin) en passant par une morale du vrai, le clin d’oeil est suffisant pour cibler l’art du XX°.

Pour le spécialiste, historien ou critique d’art, le mode graphique se rapporte aux productions de l’Art Brut. La conférence du professeur d’université insiste alors sur Dubuffet et ses collections. Sur l’activation d’un inconscient qui se manifeste par le trait.. D’autres sans réelle opinion font le pari d’un marché de l’art qui requiert des formes inédites et authentiques. En étudiant les productions des « singuliers de l’art », que ce soit dans les collections de Dubuffet ou de la collection Prinzhorn,( cf. son ouvrage : « Expressions de la folie ») en dépit de la compulsion, rien ne correspond à ce niveau répétitif aléatoire primaire. Sauf peut-être chez des artistes « non-malades », qui pratiquaient un dessin automatique éventuellement sous acide dans les années 40 ou 50. Les gestes d’André Masson, de Henri Michaux, des américains comme Marc Tobey, puis Bryon Gysin travaillant des écrits sans textes, les dessins de Pollock n’ont pas cet aspect incisif et déstructuré.
L’activité pulsionnelle, sans autre sens que sa mécanique tordue, produit un signe , sans référent ou encore un  signifiant sans autre signifié que l’existence de la main qui concentre toutes les énergies du corps, ici, impotent :
Le geste réactive donc des théories du dessin :
Un texte de Chaké Matossian (in : La part de l’oeil, n°6, Bruxelles, 1990, p.93) développe l’impulsion du grattage et des démangeaisons de l’artiste : «  La vie de la main semble alors indissociable du geste machinal, d’un mouvement répétitif entre douleur et volupté. Ce geste renvoie le corps à son être-machine, à une perte de soi dans le vertige de la répétition. (..) provoquant par là-même une réaction mimétique chez le spectateur...»
C’est précisément dans ces séquences que le cinéaste (et l’acteur) touche au vif du sujet : le rapport entre art et thérapie, largement étudié et mis en application par les psychiatres.
Un survol de la filmographie des cas de névroses et psychoses compensées par l’expression artistique permet de démonter comment les artistes sont connus pour leurs tendances névropathes -c’est le cas de nombre de biopics. (voir les chapitres antérieurs).
Les fictions ont créé des scénarios stéréotypés. Benny and Joon, J.Chechik, 1992 ; Prick up your ears, S. Frears, 1987, A la folie pas du tout, L. Colombani, 2001, etc... On y reviendra.

Au-delà du moment créatif  de l’autiste, l’objet de la réflexion des auteurs de L’artiste, est essentiellement axée sur la parodie des stratégies de l’art contemporain. Parodie que Musée haut  musée bas de Jean Michel Ribes avait déjà traitée.
Répétitif, incisif, ou ennuyeux et trop facile ont pu écrire certains, il n’est pas inutile de voir le film entre deux galeries parisiennes.....