cosmopolis , David
Cronenberg, 2012
Plusieurs
références artistiques accompagnent le récit du trajet d’Eric Packer dans sa
limousine « proustée » et blindée : accompagnant le
générique, un Pollock « in progress » envahit la moitié inférieure de
l’écran, des images sur l’écran du véhicule montrent La Chapelle de Rothko,
avant le taggage du
véhicule ; le générique de fin se déroule sur fond de détails des
peintures du même Rothko.
La chapelle de Rothko |
Si
le réalisateur a choisi cette mise en cadre, et bien qu’aucun des entretiens
que j’aie pu lire n’en donne d’explication, la raison dépasse l’anecdote
contenue dans les dialogues pour faire de ce choix artistique une métaphore
supplémentaire de l’entropie constitutive du récit.
« Sa
mort ne serait pas sa fin. La fin du monde, si. » (p.12)
Parfaitement
fidèle au roman de Don DeLillo, 2003, le film adapte la traversée de la ville
d’est en ouest vu de l’intérieur de la limousine dans une unité de temps et de
lieu. Le trajet à travers New York, (même filmé à Toronto) depuis les immeubles
de luxe de Midtown jusqu’aux squats
des bords de l’Hudson, expose en quelques heures une double parabole de
l’effondrement d’un roi et du système qu’il représente. Le monde réduit aux
écrans devient réel à chaque stase de la circulation et chaque arrêt du
personnage amène à des ruptures et des failles dans le comportement et la
psychologie d’Eric Packer.
Le
golden boy, qui incarne la puissance financière se dépouille de ses pouvoirs
(perte allégorique de ses vêtements jusqu’à la nudité lors d’une séquence de
tournage) quand les cours de la bourse s’effondrent, et que le danger extérieur
se précise.
Le
sujet Eric, une mécanique totalement organisée et artificielle se démonte au
cours des événements politiques (les manifestations anti-capitalistes) et les
rencontres successives : Le cortège funéraire de son musicien préféré, un
« rappeur soufi » (avec derviches), l’agression par un « artiste
entartreur », puis celle d’un ancien employé. Ayant exécuté son garde du
corps, autre machine, Eric s’intéresse au chauffeur noir, lors de la coupe de
cheveux par le coiffeur de famille
(le motif initial du trajet) puis se livre au vengeur névropathe, victime du
système financier.
Art contemporain
La
description de l’appartement, dans le roman, fait état de collections d’art
abstrait dont on peut décoder les artistes qui appartiennent au courant
Minimaliste de l’art américain des années 60, incarné par Sol LeWitt, Don Judd,
Morris, Stella.
On
reconnaît la facture de Robert Ryman : « Les peintures blanches
étaient insaisissables pour la plupart des gens, des mottes de couleur
mucoïde appliquées au
couteau. » (p.14)
Plus
loin, il saute la galeriste dans un appartement (rare écart entre le livre et
le film) sous une peinture murale : « une grille minimaliste
exécutée sur une période de plusieurs semaines par deux collaborateurs de
l’artiste, qui travaillaient avec des instruments de mesure et des crayons à
mine de plomb. » (p.29)
Cette
description renvoie aux Wall Drawings de Sol LeWitt, dont les structures formalistes font écho à
l’architecture des années soixante, un compromis entre les variations sérielles
du module cube et des ziggourats.
Sol LeWitt: Deux Wall drawings, 1968 |
Immeuble, Midtown, NY, 1963 |
La
critique américaine de cette période a énormément théorisé sur la
« littéralité » (sous entendu, il n’y a que d’autre réalité que ce
nous voyons, et ce qu’on peut conceptualiser) et le « solipsisme ».
(Regards sur l’art américain des
Années Soixante, ed.
Territoires, 1979).
Le
Minimalisme est donc rapporté au Solipsisme : un concept philosophique selon lequel
le moi, avec ses sentiments et
sensations constitue la seule réalité existante.
Le
personnage Eric dans son habitacle blindé qui reçoit toutes les informations
par écran est une parfaite illustration de ce concept.
La
galeriste lui propose d’acquérir un Rothko (à un prix exorbitant). Rothko
n’appartient pas au minimalisme mais à une tendance picturale abstraite :
les champs chromatiques et la vibration optique des frontières sollicitent la sensibilité du
spectateur.
Or, Eric veut à tout prix, à la hauteur
de sa mégalomanie, acquérir la Chapelle de Rothko, édifiée à Houston par les
mécènes De Menil ; un
bâtiment polygonal à usage multiconfessionnel qui contient 15 toiles brun-noir
presque monochromes de la période tardive de l’artiste, 1965.
L’ascétisme
de l’espace correspondrait à l’esthétique de l’atrium de l’appartement, et son
déplacement (!) un prétexte à agrandir l’immeuble.
Cette
séquence démontre l’inflation de la valeur marchande de l’art et des cotes sur
le marché, à l’instar des portefeuilles d’action. On remarquera qu’il
s’agit d’oeuvres valorisées
cinquante ans après leur création, et qui font image pour le lecteur.
Si
donc Cronenberg choisit d’animer
la réalisation d’un Pollock comme fond au générique du film, (contre les choix
esthétiques d’Eric selon DeLillo), c’est pour évoquer d’abord une
progression verticale des
traces tels les graphiques des
mouvements en bourse. Mais les coulures sont aléatoires, il s’agit alors
d’anticiper sur le désordre que le récit
va développer.
One. Number 31, 1950, détail. |
Qu’il s’agisse de l’effondrement du
personnage confronté à un monde en déréliction, ou des manifestations sociales,
urbaines puis économiques, la notion d’entropie (dans le sens courant qu’elle a
pris) sous tend l’ensemble du processus de dégradation.
L’entropie,
notion scientifique issue de la thermodynamique (loi de déperdition de
l’énergie dans un système), a été reprise par les théoriciens de la
communication puis par les sciences humaines. Edgar Morin
explique que « Ce principe signifie que tout système est périssable, que son
organisation est désorganisable, que son ordre est fragile, relatif, mortel. »
(La Méthode 1, La nature de la nature, Seuil, 1977, p.132)
Ainsi
le désordre progressif, antérieurement régulé par un équilibre, affecte autant
la matière que la structure sociale ou économique et, dans le récit, l’être
humain dans son interaction avec l’extérieur.
Il
n’est pas neutre que les agressions subies par le héros passent par des
manifestations de type artistique à visée politique : happenings avec
rats. Après le taggage, la limousine n’est plus qu’un support (très réussi) du street art, considéré souvent comme une dégradation du statut
de l’art élitiste. Eric lui-même subit le geste « artistique » du
lanceur de tarte à la crème, André Pétrescu, (M. Amalric) « l’assassin aux
gâteaux » qui opère contre les dirigeants politiques. L’artiste français
Pierrick Sorin s’est livré en 1994 à des délirantes batailles de tartes,
hommage au cinéma burlesque.
La
séquence finale, Eric à moitié défiguré dans l’agrégat de meubles cassés -façon
installation- du squat du très crad Benno Levin (Giamatti version Crumb), clôt la progression dans l’horreur.
Loin
d’être anecdotique, cet emploi de l’art contemporain, comme fonction
allégorique, accompagne ici l’irrésistible désagrégation du système. Que l’art
lui-même soit pensé et utilisé comme un symptôme de dégénérescence, c’est le
point de vue de DeLillo. On a annoncé depuis Hegel la mort de l’art, mais qu’on
se rassure, les cotes continuent de grimper, y compris pour des oeuvres
iconoclastes.
Rothko : Brown,Blue,Brown, 1953. |