Dennis Hopper, des rôles d’artiste.
Le réalisateur, 1936-2010, connu dans les années 60 par son individualisme et sa position marginale est révélé par le film culte : « Easy rider » dont on a l’impression qu’il est régulièrement réinventé. Ce qui est le propre du mythe : Celui de Dennis Hopper depuis son décès. Ses divers talents alimentent la figure de l’artiste.
Parallèlement aux rôles d’acteur, il se consacre à la photo dans le milieu artistique d’Hollywood (ami de Warhol, Kienholz, en peinture il admire Diebenkorn). Influencé par les pratiques de Rauschenberg et aussi du Pop Art auquel il appartient comme peintre. Il a fait l’objet de rétrospectives, Amsterdam 2002; Cinémathèque à Paris, 2008.
This is art (Marcel's dilemma) 1997 |
Comme acteur, des rôles incontournables : bons ou moins, grands ou petits : du photographe de Apocalypse Now, Coppola, ou L’ami Américain, Wenders, à des séries télé, son nom fait tête d’affiche.
Sa place dans le milieu de l’art, et son investissement (financier aussi pour des productions)lui ont permis de synthétiser les différentes fonctions dans plusieurs films :
Collectionneur comme son ami Vincent Price, (star des films d’horreur), il est crédité dans Meurtre Parfait (A. Davies, 2003) pour le prêt de l’atelier de Viggo Mortensen (peintre lui-même à temps partiel).
Acteur, il incarne le collectionneur et galeriste suisse Bishofberger qui fit la renommée de Basquiat dans le film de Julian Schnabel en 2000 (peintre aussi du nouvel expressionnisme d’origine allemande, David Bowie y joue Warhol). Le milieu de l’art marque donc certains de ses films.
Hopper réalisateur :
Colors 1988, un film policier sur le milieu latino des gangs à LA, sur fond de repérages des tags et murs peints. Montés sur des palissades les montages de photogrammes et de peintures issus des prises de vue du film figurent dans les rétrospectives.
One on four joiners, 1992 |
Catchfire, 1987 ? [1], ou Backtrap, piège en retour, un polar atypique mettant en scène une femme artiste, à travers l'image qui peut en être donnée dans un récit hybride et une romance de la civilisation contemporaine.
L'artiste Jenny Holzer, artiste conceptuelle connue dans le milieu New-Yorkais et sur le marché international de l'art contemporain a prêté ses œuvres, comme d’autres artistes et collectionneurs des amis.
Sous le nom d'Ann Benton et l'aspect de Jodie Foster, l’artiste de fiction est témoin accidentel d'un meurtre mafieux. Préférant fuir que de témoigner et risquer la mort en dépit d'une surveillance rapprochée, elle se reconvertit. La mafia lance un tueur (Dennis Hopper) à sa recherche, la police aussi tente de la retrouver. Double traque.
Le tueur, « Milo », solitaire cynique et maniaque, saxophoniste à ses heures et amateur de peinture ancienne (au mur une copie du Jardin des délices de Jérôme Bosch) pour retrouver une piste ouvre sa propre enquête sur l'art contemporain pour déterminer les critères (du style) qui permettront de situer l'auteur par rapport à la présentation publique éventuelle d'un travail. Et pour comprendre la catégorie à laquelle est attachée Ann Benton, il lit une définition plus apte que n'importe quelle explication littérale, à critiquer l'art conceptuel : pure tautologie.
"l' aspect visuel ne s'attache qu'aux références extérieures au contexte et au concept". "Ce qui est connu est connu, et inconnu puis connu.." (bullshit, je préfère les photos érotiques…)
Trouvant une publicité de rouge à lèvres dans une revue : "Protect me from what I want" -l’énoncé le plus célèbre de J Holzer- il en reconnaît l’auteur.
Après avoir localisé sa cible, il entame une poursuite depuis Seattle jusqu'au Nouveau-Mexique ; poursuite puis rapt qui se transformera progressivement en fugue à deux amants contre le gang et contre l'ordre. Le road-movie s'achève en explosion gigantesque dans des raffineries de San Pedro en Californie, lieu du crime initial.
Les autres artistes : dans l'appartement d'Ann Benton une pièce de Ed Ruscha On note aussi la présence de Bob Dylan dans le rôle d'un peintre/sculpteur d'un courant entre expressionnisme et abstraction :
opposition entre matière découpée à la tronçonneuse et concept, les deux courants américains des années 80. Les nombreuses autres références, dont Georgia O’Keefe, Wesselman, ou Groucho Marx et Hitchcock en font un film à clés.
Les techniques de recherche: la visite des lieux de l'art : l'atelier, les galeries: la découverte des objets, de leur prix - ni plus ni moins exorbitants que la prime du tueur devient une critique par effet de symétrie, galerie ou loft, valeur de placement de l'oeuvre d'art. Et Vincent Price joue le rôle du parrain.
Citations : La place des oeuvres de Benton dans les plans construit une relation ironique et perverse au texte qui fait maxime par décalage et produit aussi la légende pour un autre plan :
Les énoncés de Benton-Holzer apparaissent successivement dans le film et explicitent immédiatement les dénouements : Telle la pièce que Milo a achetée et qu'il amène chez les patrons : " Killing is unavoidable but is nothing to be proud" ou encore les énoncés de type moral ( " Lack of charisma can be fatal") , les constats ("Men are not monogamos"), les conseils judicieux -qui défilent pendant que Milo lit le texte sur l'art conceptuel- "Calm is more conductive to creativity than anxiety categorising fear" .
Happy ending : l’artiste rentre dans le rang, préférant la vie à l’art, quitte à perdre son nom et sa notoriété, et Milo abandonne le flingue pour le saxo.
L’acteur peintre :
La trace de l’ange : William Cove, 1990, titre original Michel Angel( !) est une parodie gore des pratiques picturales, le serial painter et son rapport à la défunte mère et à la Crucifixion de Grünewald. Du plus haut comique au second degré. Dennis Hopper, peintre lui-même dans la mouvance Rauschenberg se prête au rôle avec emphase et sans doublure (les toiles ne sont pas de lui, mais entretiennent un curieux rapport avec celles de Schnabel).
Dans les pratiques plastiques, le rituel répétitif est mis en avant parce que c’est dans la transsubstantiation matière picturale/symbole que fonctionne la création : l’image est seconde, elle mime ici le dispositif normal de la peinture religieuse. Il est donc nécessaire pour le cinéaste d’en monter plus, ce qui fait par là passer le récit dramatique dans la catégorie du gore. L’inmontrable est le corps ouvert. L’action se situe dans les caraïbes ce qui permet de coupler le catholicisme et le vaudou.
Au cinéma, l’artiste est un névrosé ou un criminel, ce que les films de Corman, A bucket of blood ou Ferrara, Driller Killer, et que les citations d’œuvres avaient illustré : Dans l’Exorciste une gigantesque reproduction du Christ mort de Mantegna ou dans le Silence des agneaux , le corps du garde écartelé.( Hannibal Lector est par ailleurs dessinateur de vues d’Italie romantiques …).
Le paradigme d’une mystique de la torture (l’horreur/l’extase) visible dans le retable d’Issenheim (Grünewald) fonde le rapport entre peintre et sujet ; le drame intérieur , le déchirement qui traverse le peintre dans l’élaboration de l’oeuvre en cours est l’un des pôles de l’expressionnisme; il ne s’agit pas toujours de la forme visible comme chez Bacon, mais du travail intérieur, l’image n’étant qu’un indice et la résultante, de Munch à Pollock en passant par Van Gogh.
Le film culmine avec la parodie d’eucharistie dans l’atelier de Louis « Garou »/ Hopper: « maman, pourquoi m’as-tu fait cela ». Sous un être crucifié hybride : le sexe coupé masculin est amovible comme le fétiche sur une statue de femme. Substituts au phallus et à l’acte sexuel, des capotes bourrées de peinture sont projetées sur la toile.
Le rituel religieux est inversé, la question du vampirisme, fait un lien cinématographique supplémentaire, à terme le jeune peintre est contaminé.
On passe de la restauration d’une fresque de l’Assomption de la Vierge par le peintre jésuite occasionnel à la scène du crime analysée par le même religieux « critique d’art éclairé » sur la gestuelle et le style des traces de sang. Leçon : Qu’est-ce que l’expressionnisme abstrait !.
Le film se termine avec la galeriste « gothique » qui propose à ses clients les toiles au sang du tueur et celles du prêtre reconverti en serial killer.
L’œuvre vaut son prix par la volonté du client d’acquérir les restes du mal, un autre fétichisme.
Et le film ne vaut que pour l’accumulation -sous forme de poncifs- de textes d’historiens et psychanalystes de l’art. On peut lire avec profit « La peinture et le mal » de Jacques Henric.
Par ailleurs, le passage par l’Actor’s studio de Dennis Hopper permet toutes les outrances. Ce qui réjouit le spectateur dans le décodage de ce nanar incroyable.
[1] Le film inédit en salle a été diffusé en VO sur Canal+ en 1993, avec un ,commentaire critique médiocrisant (série B) et diffusé le 29 Mars 97 dans le genre "téléfilm", le samedi soir, sur TF1, en version française. Sous le titre très joke: "Une trop belle cible" . En DVD depuis et réévalué comme bon thriller.