mercredi 2 novembre 2016

LE MYSTÈRE JÉROME BOSCH : ÉCHOS.


Le jardin des délices, peint par Bosch vers 1505.

Un film espagnol de José Luis Lopez-Linares:

Bosch : ECCE HOMO.

Une version grand format des documentaires usuels de la chaîne Arte. Un dispositif comparable: un aréopage d’historiens et de conservateurs commente l’oeuvre,  in situ.
Avec des airs gourmands ou émerveillés, d’autres orateurs se succèdent, artistes, peintres, musiciens, écrivains, certains fort inutiles, une affaire de « com ».  Bientôt les ouvrages d’art pour les fêtes.
Le cinéaste leur adjoint le public ébahi dans un angle identique intentionnel (?) à celui des badauds devant l’Ecce Homo de Bosch. 
Le chef d'oeuvre devient image de dévotion dans nos musées.
  Voici donc l’homme selon Jérôme Bosch, tel que l’expose le triptyque, ouvert théâtralement. 
Dimension fermé : 220X195 cm. Identique pour le panneau central.

UN PEU D’HISTOIRE. 

Hieronymus Bosch, né à Bois le Duc (Hertogenbosch), 1457(?)-1516, fils et petit fils de peintres, fut membre de la Confrérie de Notre-Dame, cercle fermé. 
On apprend que le triptyque fut commandé pour son palais, par Henri de Nassau, proche du souverain des Pays Bas, Philippe le Beau, (père de Charles-Quint), lequel avait commandé à Bosch en 1504 Le Jugement dernier.
Après quelques tribulations, l’oeuvre fut transportée à Madrid par Philippe II d’Espagne, (fils de Charles Quint) et exposé à L’Escorial pour ses appartements.
Le joyeux grotesque des motifs et usages profanes cadre assez mal avec l’idée reçue de l’austérité du monarque. Donc:
La thèse des historiens est de démontrer que l’oeuvre du peintre a une fonction morale.
Fermé, la création d’un monde plat inscrit dans une sphère, d’avant la couleur.



Trois panneaux : à gauche, le Paradis de l’origine, Dieu crée Adam et Eve, avant le péché originel. Tons clairs, dominants dans le panneau central; le Jardin des délices qui donne le titre: une vie terrestre luxuriante et quelque peu luxurieuse;
 Sur le panneau de droite l’Enfer, visions sataniques, chromatisme sombre. Une narration réduite à trois moments symboliques.

Exégèses

Les spécialistes enquêtent principalement  sur l’iconographie développée dans l’oeuvre et la polysémie des interprétations.
Par l’étude radioscopique de la partie gauche: apparition d’un Dieu le père barbu s’est transformé en fils radieux, en époux de l’église incarnée par Eve. Adam reste au sol. Un mariage mystique plus que profane.

Partie inférieure du panneau central.
Dans le panneau central, dominé par des architectures fantastiques et florales, peuplé de jeunes créatures nues, copulant ou non, enfermées dans des bulles de cristal, des escargots ou une moule, le thème de l’érotisme est dominant.
Cavalcades sur des animaux en référence aux chasses, aux cortèges royaux et aux plaisirs des cours; le bain dans un lac central ou dans le bassin: un milieu aristocratique, très éloigné des carnavals ruraux du monde flamand.

Ainsi est convoquée la thématique de l’amour courtois, en parallèle avec La Dame à La Licorne conservée au Musée de Cluny, le Roman de la rose, (non cité) puis est insérée la libération sexuelle des années 70 (Woodstock). 

Le symbolisme des fruits: les fraises, titre premier donné au tableau, grenades et autres fruits exotiques sont associés aux plaisirs éphémères et à l’érotisme, analyse corroborée par un texte du théologien Siguenza en 1576.
« Le tableau de la vaine gloire et du goût de la fraise ou grenade, de son goût qui se ressent à peine alors qu’il est déjà passé ».
Ce paradis éphémère est peuplé d’animaux, très précisément représentés,  tel une encyclopédie de la nature. Les animaux fantastiques issus d’enluminures de manuscrits médiévaux sont évoqués: présents dans l’arrière plan du panneau d’Adam et Eve, ils deviennent les montures des jeunes gens du panneau central. 
Détail de l'Enfer.



Quand Miquel Barcelo, l’oeil vif, une tronche rigolote qui pourrait figurer dans les têtes de Bosch, se livre à la chasse au lapin, animal lubrique, le peintre chinois Cai Guo-Qiang s’approprie le thème du cheval (autre échelle, hyperréalisme) mais évoque aussi l’espace-temps des rouleaux de la peinture chinoise.
On déchiffre la musique, on la chante sur la partition.






En plan large, et dans les détails, pour le plasticien, d’autres regards:

COULEURS.




Par une gamme de couleurs acidulées sur fond de ciel lumineux, à gauche et dans la partie centrale, Le jardin des délices se distingue des autres triptyques de Bosch, tels que:


BOSCH : TENTATION DE SAINT ANTOINE
La tentation de Saint Antoine, ou Le jugement dernier, traités dans des couleurs sombres, noirs et rouges dominants, terrifiants.

BOSCH: LE CHAR DE FOIN.
Si l’on compare les fonds de paysage, avec ceux du Char de foin
les couleurs sont ici anti-naturalistes: rose bonbon, prairies d’un vert anis ou angélique, la friandise mais aussi le bleu italien.

Bosch, dans un milieu érudit, religieux, mais aussi proche des princes devait avoir connaissance de la peinture italienne du quattrocento, en raison des échanges économiques avec la Flandre:  Une piste pour évoquer la lumière céleste de Fra Angelico ou les cortèges de  Benozzo Gozzoli .
Quand on sait que le sens symbolique du panneau vise l’illusion des plaisirs terrestres, le panneau pourrait aussi dénoncer le perversions et débauches des cours italiennes et française, en parodiant les oeuvres des ennemis. 

PERSPECTIVES et ÉCHELLES.

Les dimensions relatives des motifs coïncident avec les perspectives choisies.


 Le Paradis ou Le Mariage d'Adam et Eve.
L'enfer




































Le Jardin d’Eden du panneau gauche respecte les dimensions relatives des «objets » en fonction de la profondeur, profondeur redressée par la contrainte verticale du format. L’axe vertical relie la figure du Christ et la « fontaine de jouvence » , assemblage floral basé sur un cercle qui occupe le centre du panneau. 

Un très légère oblique conduit de cet « oeil » de chouette à son opposé de la béance de la figure de ce qui est nommé « homme arbre » dans l’enfer, en passant par le bassin du panneau central. 
Contrairement aux continuités picturales des autres triptyques peint par Bosch,  
cette rupture nette entre les dispositifs plastiques des trois panneaux est singulière. 
Dans le panneau central, la perspective linéaire et atmosphérique et la symétrie axiale du paysage sont peu perturbés par des échelles variables . 

Le Jardin des délices, détail du centre du panneau.
La ronde médiane des animaux, chevauchés par des personnages nus, sur le modèle de chasses et cortèges, une ellipse construite sur l’axe, comme le bassin, ça tourne en rond, dans un idéal d’ordre géométrique renforcé par de nombreux cercles ou sphères des objets ordonnés dans le plan.

Dans le volet droit, en raison en particulier du fond noir, une « a-spatialité » nouvelle:  en trois registres: L’arrière plan de villes en flammes sur la ligne d’horizon reprend la place que Bosch déploie dans ses autres triptyques.

Mais tous les éléments figuratifs des deux tiers inférieurs perdent leur relation naturelle, les hybridations et montages se mélangent, un forme de chaos où cependant chaque motif est traité comme une miniature: facture plate, précision du contour; aucun effet de trace de pinceau. 

Et si l’on recherche dans la peinture flamande, Brueghel, même en illustrant des « proverbes » populaires n’introduit aucun changement de la dimension des personnages. 
Cette novation figurative et le fantastique fondent la singularité du travail de Bosch. 

LE MONDE À L’ENVERS.

Ce thème propre à la fin du monde médiéval, et développé au XVIe contient la plupart des symboles que Bosch met en scène.
Dans le panneau central, les choses commencent à muter:



Dans la partie basse, les oiseaux à gauche dépassent la dimension des personnages. La chouette, oiseau de mauvaise augure, a grandi. comme les poissons.











Les fraises hors d’échelle comme d’improbables escargots, ou une moule deviennent des habitacles. De nouvelles créatures, griffons volants, insectes mutants, font leur apparition rampent, volent ou  défilent.


Hybrides

Un répertoire des animaux exotiques, la girafe, l’éléphant, la licorne, présents  dans le « paradis terrestre », sont à rapporter, aux bestiaires médiévaux et, pour les créatures hybrides, ce qui n’est pas cité dans le film, aux illustrations d’un texte du XIIè : La lettre du Prêtre Jean, voyageur dans des contrées lointaines, une Ethiopie mythique, non sans relation avec des récits (fiction) dont celui de Marco Polo.

Miniature du XIVè, illustration de la Lettre du Prêtre Jean. On appréciera les oreilles.
En lisant Umberto Eco :la piste de l’exotisme: Les monstres du prêtre Jean, les  « Maraviglia »,  du moyen-âge, fourmillent de monstres plus ou moins diaboliques, (Umberto Eco, Histoire de la laideur, ed Flammarion, 2007)
On peut lire un ouvrage ancien de F. Tristan, Ed.Massin, 1980, ou se référer à toute une littérature ésotérique ou aux imageries des colporteurs).
L’hubris, démesure et déchainement des passions engendré par l’orgueil sous-tend la représentation. 

Les figures du carnaval


Tradition du renversement des usages, les fêtes célébrées dans le pays flamand, cortèges et inversions, en tenues composites les figures qu’on retrouvera dans des personnages de Rabelais. Inversion des logiques :l’homme tire la charrette où trône l’âne ou le lion, prêtres et religieux suivent quand les porcs endossent des habits cléricaux, festival de fessiers de pets et autres incongruités: ici des culs fleuris. Plus vastes ils deviennent cavernes.





Le char de foin, exemple de ces cortèges, dont Bosch fut responsables pour sa ville, se dirige droit vers l’enfer.






La femme enlacée par un démon se mire dans un fessier: image divine bafouée comme dans les parodies de messes, de La tentation de Saint Antoine.






Dans le volet droit, l’enfer, quelques visions diaboliques constantes dans toute l’iconographie des visions infernales, des créatures animales coiffées d’un entonnoir, ou d'une gamelle, un topos du fou qui perdure.



La figure de la plus grande dimension (relative, à l’échelle du tableau certains personnages ne dépassent pas le centimètre) une « auberge » accessible par une échelle, dominée par une tête humaine hors d’échelle, et coiffée d’un chapeau-piste de danse animée par une cornemuse, dénonce le ventre comme le lieu infernal.




En y regardant de plus près, les motifs combinent des instruments et outils construits par l’homme : 


Détail de l'Enfer : la vièle à roue. 



Le patin à glace à la dimension d’une embarcation coule,  le casque du guerrier, un piège, le vase, une bombe.
Machines de guerre ou de tortures: un couteau (industrie locale du pays de Bosch) entre deux oreilles géantes, le symbole phallique est flagrant.




Flutes...









Partout de nombreux détails sadiques, une justice de l'oeil pour l'oeil, de la brochette aux instruments de musique populaires de l’époque médiévale, que Bosch transforme en piloris.
Dissonances:
 (Pour l'accompagnement musical du film,  le fragment d’une pièce d’Arvo Pärt s’y accorde mieux que Vivaldi ou l’hommage à Brel)



Les songes drolatiques de Pantagruel
d'après Rabelais, 1565.
Postérité de Bosch :

Les figures des fous et autres personnages composites des illustrations de Rabelais sont devenus populaires, en revanche la proximité de Bosch et de Brueghel l'ancien, auteur de "Proverbes" et de fêtes et carnavals païens a été débattue par différents historiens.

Pierre Francastel dans un essai sur Brueghel (Hazan, 1993) explique la différence de position des deux artistes, qui exclut une ressemblance directe: Brueghel, utilise des visions «allégoriques » pour évoquer les luttes politiques entre populations rurales et occupants espagnols; Bosch, par sa position de laïc fortuné mais clerc dans une confrérie religieuse se restreint à une iconographie symbolique en faveur d’une église déjà tentée par la Réforme. Réalisme contre onirisme pictural et mystique.


Du  fantastique au numérique. 

Détail du Paradis.


Connue de Goya, (Les Caprices) l’oeuvre de Bosch fut «redécouverte » au 19è siècle, période des débuts de la littérature fantastique.

La modernité paradoxale du traitement des figures hybrides et le chromatisme de l’oeuvre de Bosch en a inspiré beaucoup d’autres:
Le terme de surréalisme avant la lettre a évidemment surgi dans le film; par  une rotation , un détail curieux de rocher nous est montré comme étant l’inspiration du « Grand Masturbateur » de Dali, 1931. (???). Plutôt  la moustache,  les bestioles et la limule.




C’est surtout un répertoire que la littérature et le cinéma fantastique ont pu adapter:  les changements d’échelle du lapin d’Alice et ses jeux de cartes, les montages et assemblages d’objets depuis  les  années 20, les métamorphoses puis les mutants.





Les Architectures composites et branlantes aux couleurs sucrées, sorte de Palais de Dame Tartine: des inflorescences traversées d’épines ou de rostres d’insectes inquiétants, des arbres au départ naturels, morts, refuge des derniers hommes et des ermites, deviennent des fragments d’humains. 


À supposer que, selon quelque texte lointain, les excréments de certains êtres mythiques deviennent des fleurs, les termitières et compositions hétéroclites instables font maintenant l’antre des aliens, hybrides d’espèces d’arachnides et d’insectes à mandibules.






Dans la bande dessinée, et le cinéma d’animation un tel montage graphique nourrit toute l’imagerie pour les enfants, Le Château ambulant, de Miyazaki et la peinture sucrée de quelques contemporains. Et pourquoi pas « L’arche du A » de l’ami Fred.
Seul détail d'architecture d'un rouge cerise. 


Vaisseaux spatials : tout vole, de Cyrano à Jules Verne en passant par Le Baron de Munchausen, les sirènes portent des voiliers dans le ciel, les crustacés plongent, la limule, chère à Tardi, entraperçue dans le jardin d’Eden devient char de guerre, etc, à l’infini.



Des bulles
les jeunes créatures du panneau central sont des clones d’Adam et Eve; pâles, assez dépourvus d’éclat dans le regard. Quelques noirs cependant.




La verrerie, flacons et éprouvettes: une performance picturale des effets de la transparence dans la peinture hollandaise; ici se logent quelques créatures; on rêve sur la fécondation in vitro. 






En figurant la sphère du triptyque clos, Jérôme Bosch concevait le monde comme un  rêve de Dieu  devenu un leurre mortel, où tout n’est que tentation et souffrance. 









Pour finir: 
Le "Mystère" , merci Picasso, n'est pas non plus ici une représentation théâtrale du Moyen-Age.
Bombe ou perçeuse ?
À ce documentaire, on peut préférer Le Brueghel, le moulin et la croix,  de   Lech Majewsky ou la Maesta , d’Andy Guerif,  des inventions vraiment cinématographiques. (voir archives du blog, janvier 2012 et Janvier 2016).
Reste à se rendre au Prado, bousculé par la foule et dans un temps limité, ou de se pencher sur une reproduction armé d’une loupe, à moins que, comme
Dennis Hopper, on ne s’offre une copie au format.  Peintre aussi intéressé par les arts anciens, dans son film Catchfire, il joue le tueur qui enquête à partir des oeuvres de sa victime:  L’art et le polar ont aussi des vertus morales communes quand Hieronymus/Harry Bosch est le nom du détective des romans de Michael Connelly..
Si vous cherchez des images sur le web, une perceuse s’intercalera entre chaque reproduction. Damned.