La crucifiction. |
Le film d’Andy Guérif , Maestà, la Passion du Christ, met en action le récit de la passion tel qu’il se déroule sur le tableau d’autel de Duccio. Plus qu’une animation efficace et un peu drolatique, le film fait référence à des traditions et usages de l’image dans une période de la peinture dite « des primitifs italiens ». Lire Daniel Arasse. Cette manière inédite d’opérer une analyse d’oeuvre en donne toute sa saveur, et explique la «modernité » picturale paradoxale de Duccio qui a frappé tous les peintres du vingtième siècle.
La Maestà
Le polyptyque réalisé en 1308 par le peintre siennois, Duccio di Buonisegna (1255-1318) fut commandé par la cité de Sienne, pour orner l’autel de la cathédrale, et fournir aux fidèles une image monumentale de la Vierge en Majesté (Maestà) protectrice de la ville. Cet hommage à la Vierge, mère du Christ, intervient au moment où les cités italiennes sont autant de républiques concurrentes sur le plan du commerce, les Papes siégeant alors pendant quelques décennies en Avignon.
Quelques années plus tard, Simone Martini reprendra l’iconographie de la Maestà, en fresque, sur le mur du Palazzo Publico, témoignage de l’importance du sujet pour la cité où Lorenzetti réalisa la première grande fresque "civile" avec paysage.
La Maestà, recto : Vierge en majesté entourée des Saints. |
Le panneau sur bois, à double face, qui furent séparées pour une présentation muséale à l’Opera du Dôme, et dont certains compartiments avaient été dispersés antérieurement dans différents musées, présente au recto une représentation de la Vierge entourée d’anges et de saints.
La structure du retable comporte cette figuration centrale, dont la prédelle ( base compartimentée) présente les épisodes de la vie de Marie,
Le couronnement du retable constitué d’une série gables de style gothique, (comparables à ceux de la façade de l’église construite entre 1250 et 1310) enchâssant des figures de saints au dessus d’une série de six panneaux représentant les séquences de la mort et l’inhumation de la Vierge.
Au verso du panneau, une structure identique: une prédelle, les épisodes de la vie du Christ, prédication et miracles, et un couronnement de gables présentant au dessus les épisodes qui succèdent à la Résurrection. Le panneau central découpe en 26 panneaux les moments de la Passion, tels que les ont décrits les évangélistes.
Un style :
Duccio, siennois, est contemporain de Giotto qui travaillait autour de Florence et dont le cycle de la chapelle de l’Arena de Padoue (1305) inaugure d’une part le récit biblique par des panneaux cadrés, de grand format, d’autre part, la peinture à fresque à fond bleu, enfin une figuration réaliste des personnages qui a anticipé sur les recherches des peintres humanistes de la Renaissance.
À Sienne, l’influence byzantine demeure, et les artistes comme Guido, fin XIIè exploitent le compartimentage et les fonds or des icônes. Planéité, frontalité et chromatisme intense des vêtements des personnages qui peuplent la peinture de Duccio.
De bas en haut, de gauche à droite, en deux registres doublés. |
Une narration:
Cet ensemble de cases s’inscrit donc dans un rectangle régulier, compatible avec le format écran et présentant quelques aspects de la bande dessinée.
Les images de dévotion de moyen-âge et de la renaissance illustraient les textes bibliques pour le fidèle analphabète. À cette période, la succession des scènes se soumet encore à un sens de lecture, de gauche à droite et de bas en haut, souvenir d’une écriture dite «boustrophédon », mais aussi symbolique, du niveau du terrestre au niveau céleste.
Duccio : version muette. |
Comme le spectateur du retable, face à la peinture, dont l'oeil vise directement le centre,
le cinéaste ouvre son récit sur la scène centrale de la crucifixion, en présentant son système d’intervention des protagonistes: apparition et clouage des larrons (cris et hurlements), détails techniques pour planter les croix, signalisation du "lieu du crâne", le Golgotha; puis entrée du Christ qui sera crucifié et dont la croix hissée, avec des méthodes très artisanales, sera, pour signifier la mort, couronnée d’une brochette d’angelots descendus du ciel. Arrêt sur l’image correspondant à la peinture de Duccio, avant un zoom arrière replaçant la scène dans l’ensemble du polyptyque.
Duccio: Partie droite: les architectures . |
Chaque séquence voit l’apparition des personnages, leur positionnement et leur sortie hors cadre.
Au passage, le spectateur est frustré de la miniaturisation des acteurs, qui devient des santons à la proportion de la peinture. Or la préparation de chaque scène (lire les interviews) s’est littéralement construite en atelier, séquence par séquence sur 7 ans avec des amis-acteurs.
Duccio : L'entrée à Jerusalem. |
Les traditions religieuses du moyen âge offraient au public des mises en scènes de tableaux vivants, les «mystères » sur des tréteaux et dans des décors construits, les acteurs et figurants (fausses barbes et auréoles de travers) jouaient les scènes de la Passion avec des accessoires et des dispositifs animés. Les couronnes et les anges descendaient ou remontaient, comme au théâtre. Ce type de figuration populaire se retrouve dans l’oeuvre d’Andy Guérif: Le Christ s’élève ainsi du tombeau, ce que Duccio ne montre pas.
Les paysages rocheux, des toiles tendues sur des armatures sont un standard comme chez Giotto, toujours identiques. Les lois de la perspective n’ayant pas été mises au point avant la fin du XVè, les bâtiments ouverts, les objets et trônes sont vus en « cavalière », un côté en biais , dans une boîte d’espace. L’art est toujours une performance, au deux sens du terme.
Le dispositif de tournage. |
Une photo de tournage montre la construction du décor de l’Entrée à Jérusalem: praticables en bois, peinture des fonds; l’âne est en carton, c’est le point de vue de la caméra qui recompose une scène préalablement pensée comme une "anamorphose".
Décontraction analytique des plans puis recomposition.
Le travail technique à l’oeuvre ici, comme dans la fabrication artisanale des peintures (quand la peinture n’était qu’un art mécanique) nous est signalé par les deux ouvriers qui s’occupent longuement à construire le tombeau. Façon aussi de meubler le haut de l’écran et d’anticiper la fin.
Duccio : La Cène. |
Chaque scène comporte un décor qui indique ce que Pierre Francastel nommait un « lieu». Ainsi dans la série de scènes du jugement , les maisons et palais distinguent les sites de Anne, Caïphe, Hérode, Pilate, en respectant les textes de Marc, Luc, et Jean.
Caïphe n'est pas encore arrivé, à gauche Pierre attend de renier. |
Les acteurs s’activent à placer les accessoires, on met la table de la Cène avant de s’installer.
Déposition : la pose conforme à la peinture. |
Duccio : Les Limbes |
Le X et Satan A. Bonaiuto, Florence |
Les Limbes, Icône Russe XIIè. |
La scène située après la Résurrection, anticipe le Jugement Dernier.
Des scènes prosaïques et populaires sont renforcées par les brouhaha et bavardages des protagonistes. Chez Pilate on discute reconstruction de la maison,
La séquence des « Pèlerins d’Emmaüs » se termine par, « venez donc avec nous, , il y a une bonne auberge »…assez peu conforme au texte de l'apparition.
Pour la suite de l’istoria, il faut consulter un ouvrage plus sérieux.
Au montage, l’animation simultanée de l’ensemble des « cases » clôt le film.
Lointain souvenir d'un cinéma du début, entre Méliès et le burlesque de saynètes de Pierrick Sorin, l'auteur évoque Tati, ce qui n'est pas flagrant- l'exécution d'une Valse sentimentale de Schubert s'entend avec une autre oreille au générique de fin- cette réalisation de plasticien, au long cours, didacticien souriant, apporte des ouvertures nouvelles au film sur l’art, en concentrant l’action et le regard sur l’objet même de la représentation picturale, sans les fictions collatérales déjà élaborées dans « Brueghel » par exemple, et loin des « Palettes ».
Retournons vite à Sienne, plutôt que sur la Via Dolorosa, dernier voyage...